Quand on veut noyer son chien, on l’accuse de rage, dit un adage populaire. Lors des manifestations qui ont endeuillé plus d’une famille tchadienne les 27 et 28 avril 2021, on a entendu, à Gassi, des manifestants lancer ce cri : çà c’est le d’abord ! Un message qui serait envoyé à Macron et à une certaine France pour leur supposée implication dans le passage en force du Conseil militaire de transition (Cmt) au pouvoir, avec à la clé la présidence de la République dévolue au rejeton du défunt maréchal du Tchad.
Faut-il donner raison à ceux qui s’arcboutent pour condamner les manifestants, ou prendre faits et actes pour leur cause? Que se passe-t-il dans la tête des tchadiens? Un effet domino du rejet de la présence française dans les pays francophones comme le Mali, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, ou un besoin d’émancipation de la tutelle du colon, et un débarras d’un système qui règne sans partage depuis 30 ans? Le rejet de la présence française est qualifiée par la diplomatie française comme un épiphénomène, et elle pense que le rapport de force entre pouvoir et manifestants ne permettra jamais à ces derniers d’avoir ni le dessus, ni raison, quels que soient les schémas. Pour comprendre le rejet de la France par la jeunesse africaine francophone en général, et tchadienne en particulier, il faut faire appel à l’histoire, tirer les conclusions logiques, et trouver les solutions qui épargnent aux faibles nations et systèmes légués aux pays africains à la décolonisation, les déchirures qui affectent la cohésion intérieure et la coopération avec la France, un pays qui a des rapports historiques qu’elle dit indéfectibles avec la Tchad. Ces rapports devenus presque sentimentaux après qu’une colonne motorisée dirigée par le général Leclerc, lors de la 2ème guerre mondiale, quitte Fort-Lamy le 25 janvier 1945, livre des batailles acharnées à Koufra en Libye, Mourzouk en Turquie, puis arrivée en France, libère Paris et Strasbourg. Ces rapports sont souvent rappelés aux occasions officielles par les autorités des deux pays.
La République du Tchad, une mauvaise naissance
- C’est le moment des indépendances. La France en transférant à la nouvelle République les instruments de sa souveraineté, a légué, pour commencer la nouvelle armée, une seule compagnie. En 1961, 750 éléments tchadiens de l’armée française sont transférés à la nouvelle République du Tchad. Ils sont commandés par le lieutenant Doumro. L’équipement et la formation sont assurés par la France en application de l’accord de défense signé le 15 août 1960, et de l’accord d’assistance militaire technique du 19 mai 1964 et plus tard du 6 mars 1976, en vertu duquel la France met à disposition son personnel militaire pour l’organisation et l’instruction des forces armées tchadiennes. L’Etat étant hérité de la colonisation, le Tchad dépend dès lors et de façon étroite de services de l’extérieur, et notamment de la France. A l’instar des autres Etats africains, la métropole a déniché là un marché de prédilection. Elle en profite pour se créer une clientèle politique et stratégique. La France va offrir son parapluie pour aider à prévenir d’éventuelles agressions ou sécuriser certains régimes des nouveaux Etats africains dont notamment, le Tchad.
Pierre Messmer, ancien ministre français de la Défense disait: parmi les exceptions françaises, il en est une rarement citée: la France est le seul pays non africain, présent militairement en Afrique […] les accords de défense conclus avec certains Etats, d’aides et de coopération militaire avec d’autres nous ont autorisé à maintenir des bases et des garnisons dans certains pays. Ces installations militaires servaient à pré positionner des unités en vue d’éventuelles interventions …
L’une de ces interventions a été dirigée à partir du Tchad contre la Libye, où Kadhafi a trouvé la mort. Ce que le défunt maréchal a dénoncé lors de d’une conférence de presse donnée par les chefs d’Etats à la conférence de Pau, le 20 janvier 2020.
On peut aussi lire sous la plume de l’éminent historien Mahamat Saleh Yakoub : après la vague des indépendances africaines des années soixante, la politique africaine de la France consiste à préserver l’essentiel de ses intérêts économiques, politiques et stratégiques en Afrique. En contrepartie, la “sécurité” ou plutôt “l’assurance pouvoir” de certains dirigeants africains était garantie par la France. Ces relations sont si étroites qu’on a parlé de la “françafrique” (sic). La position du Tchad et la présence française permettent à la France de rayonner dans le monde. Il est notoire que cette présence, comme le note l’historien est destinée à rassurer les alliés africains, sans lesquels sa crédibilité et sa place se jouent aussi bien en Afrique que sur la scène politique mondiale.
Une présence militaire non respectueuse des dispositions des accords
La realpolitik qui a motivé le soutien de la France au Cmt est une jurisprudence historique en vertu de laquelle la France viole les différents accords cités plus haut. L’article 7 de l’accord du 19 mai 1964 dispose, par exemple, que les forces armées du Tchad peuvent faire appel : pour leur soutien logistique au concours des forces armées françaises, et que la République française met à la disposition de la République du Tchad du personnel militaire pour faciliter, sous les ordres de son Etat-major national, l’organisation et l’instruction de ses forces armées. Il n’est nulle part question de l’envoi d’un corps expéditionnaire servant sous commandement français et remplaçant l’armée tchadienne dans des actions opérationnelles contre une rébellion intérieure. Pour quelles raisons donc, la France a mis à contribution son armée pour pilonner les colonnes rebelles en 2019? Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait en ce mois d’avril 2021 contre le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact) avant de revenir sur sa décision et envoyer ses avions contre les rebelles après l’oraison funèbre très appuyée de Macro ce vendredi 23 avril? C’est cela qui alimente toutes les passions qui justifieraient les violences en réaction à la présence française, mieux à l’ambiguïté de sa politique de soutien à un groupe de militaire qui a usurpé le pouvoir constitutionnel pour assurer la continuité d’un système que les tchadiens abhorrent. A longueur d’années, cette ambiguïté de la politique française au Tchad semble justifier le rejet par la jeunesse qui a compris tout, des manœuvres de la France. On attribue à la France la désagrégation de l’armée tchadienne et la désintégration de l’Etat en 1979. A l’époque, Valéry Giscard d’Estaing, président de la République française, avait déclaré en présence de M. Jouniac, conseiller aux affaires étrangères qui assistait à l’audience qu’il avait accordée au délégué du Tchad: le gouvernement français sera du côté de la légitimité, alors que le délégué lui posait la question de savoir qui la France soutiendrait-elle en de combat entre les Forces armées du nord (Fan) et les Forces armées tchadiennes (Fat)? Entretemps, ce sont les avions Transall français qui assuraient le transport des troupes des Fan des bases de stationnement définies par l’accord de Khartoum, vers N’Djaména, pour renforcer les Fan.
En quête de l’homme providentiel
La disparition tragique du Maréchal Déby pose une équation presqu’insoluble sans violences. La France, mandatée par les puissances européennes pour assurer leurs intérêts économiques au Sahel ne veut pas perdre ses hommes dans la guerre contre les djihadistes au Sahel. Pour cela, la patate chaude est refilée à Maréchal en qui elle trouve un guerrier prêt à vendre sa force militaire. Vomi à l’intérieur mais très adulé à l’extérieur au point que le Mali lui décrète trois jours de deuil national, Idriss Déby paraît irremplaçable aux yeux des français qui, en 1996, disaient déjà à travers ses services secrets : seul un chef de guerre tel Déby sachant parfaitement à qui il a affaire et connaissant bien la guérilla pour l’avoir lui-même pratiquée, peut gérer cette situation. Force est de constater que Déby contrôle des forces répressives du pays et les finance … La perspective d’un changement de régime assez probable si les élections se déroulaient de façon transparente ne paraît pas souhaitable … Au Tchad où la guérilla est quasiment une tradition et la prise de pouvoir se conçoit par les armes et non par les urnes, seul un régime militaire est concevable. On peut en conclure que si la France n’a pas participé à l’assassinat de Déby, elle est à la manœuvre pour dégoter l’homme providentiel capable de conserver le pouvoir par les armes, afin de lui permettre de continuer l’œuvre de sécurisation du Sahel dont elle est mandatée par l’Occident. Ce que le père a commencé, le fils est investi du pouvoir de l’achever et ce, par la France.
La France qui n’a pas d’amis à protéger, mais des intérêts
Chaque fois qu’il a été question des intérêts français, les manipulations et les manœuvres politiques et parfois politiciennes ont été de mise. La France n’a jamais pardonné à Hissène Habré qu’elle a soutenu à bout de bras depuis le maquis jusqu’à l’établissement de son pouvoir en juin 1982, d’avoir cédé aux américains la défense de certains intérêts sécuritaires et préféré les sociétés américaines à la française Elf pour l’exploitation du pétrole tchadien. Elle va profiter de la fracture au sein des Forces armées nationales tchadiennes (Fant) en 1989 pour lâcher Habré et mettre en selle Idriss Déby dont la popularité avec Hassan Djamouss avait été faite lors des combats contre les forces d’occupation libyennes. Elle trouve aussi l’occasion dans la conférence des chefs d’Etats d’Afrique et de France pour habiller ses manœuvres. C’est la fameuse déclaration de La Baule. Elle a l’avantage de s’adresser à tous les présidents africains au pouvoir. Habré y réagit de la façon suivante: pourquoi nous dites-vous que ce qui est bon pour vous est bon pour nous? Toute l’histoire prouve que l’Occident n’a jamais été un exemple de liberté et de démocratie, soyons sérieux! Vous nous avez écrasés depuis la traite des nègres qui a fait entre 100 et 200 millions de morts, de déportés. La colonisation qui a été une grande tragédie pour l’Afrique devient aujourd’hui le néocolonialisme. Vous nous dominez sous toutes les formes, vous nous exploitez sous tous les rapports : économiques, culturels, politiques, diplomatiques, militaires. Et vous prétendez que notre bonheur c’est ce que vous dites. Or dans la pratique, vous avez toujours fait le contraire. Aidez-nous plutôt, puisque vous avez fait votre bonheur, votre fortune sur notre dos depuis des générations. Mais aujourd’hui, au lieu de nous aider vous faites le contraire.
Habré est certes un dictateur, mais là il a dit toute une vérité qui a outré le président français Mitterrand, qui va être de mèche avec les autorités libyennes et soudanaises dans son élimination. Idriss Déby est la trouvaille de cet instant rêvé. Les français ferment les oreilles à l’appel d’Hissène Habré d’intervenir, ou tout au moins de stopper l’avancée des troupes du Mouvement patriotique du salut (Mps). Nous sommes en novembre 1990. Le 1er décembre de la même année, Idriss Déby entre à N’Djaména. Hissène Habré emprunte un long chemin vers l’exil.
Dans une adresse au peuple meurtri par 7 années de dictature implacable, Idriss Déby affirme: “… Dieu nous garde de la montée d’un autre Hissène Habré! […] Mes chers compatriotes, le plaisir est immense pour tous les combattants des forces patriotiques, d’avoir contribué à l’éclosion du cadeau le plus cher que vous espériez. Ce cadeau n’est ni or, ni argent, c’est la liberté”. Plus de 30 ans après, les tchadiens sont en quête d’une liberté fugitive, après que l’or et l’argent ont servi à enrichir et à engraisser les forces dites patriotiques et entretenu une clientèle politique et diplomatique qui se satisfait de la misère des tchadiens.
Il y a si peu, la France reconnaissait, grâce à une enquête menée avec un professionnalisme scientifique, sa responsabilité dans la tragédie algérienne. Les conclusions sont sans appel, quand même elles ne font pas encore incliner cette France devant le jugement de l’histoire. Même démarche pour le Rwanda qui a conclu à une responsabilité de la France dans le génocide rwandais. Si elle n’y a pas pris une part active, elle a laissé faire. Que de longues années de souffrances infligées aux peuples d’Afrique au nom des intérêts français !
On épiloguera que c’est la marche des peuples. Il n’en demeure pas moins que la présence française dans ses anciennes colonies est un facteur de retard dans le développement des peuples. Aujourd’hui, cette présence se joue au Tchad et les manœuvres passent difficilement, …
La Rédaction.