Le droit est à la faveur ce qu’est la justice à la charité; il se veut impersonnel, transcendant, et tire sa puissance d’une légitimité collectivement prescrite. Substituer à ce principe absolu quelques considérations de nature facultative reviendrait à ouvrir un boulevard aux fluctuations des contingences émotionnelles des individus à l’injustice et finalement au règne de l’arbitraire. Dès lors, toute société qui s’abstrait du droit affirme par la même occasion son choix d’enclencher sa dégringolade dans l’abîme de la déshumanisation.
Depuis quelques temps, une rengaine aussi entêtante que désobligeante est distillée par certains de nos concitoyens insinuant un appel à des postures absurdes et surréelles. Il s’agit de ce concert louangeur dont d’aucuns gratifient abusivement le chef du gang des généraux au pouvoir. Chaque geste par lui exécuté, chaque parole par lui prononcée, offre à quelques exégètes de pacotilles l’opportunité de le psalmodier et de le dépeindre en stature messianique. Et pourtant, le jeune officier ne fait pas mouvoir les montagnes ou chanter les pierres ; il ne s’acquitte que de son devoir le plus évident et naturel. Que se doit de faire un militaire sinon défendre les limites territoriales de sa patrie, et garantir la sécurité sur son sol ? Que se doit de faire un chef d’État sinon verser la contrepartie pécuniaire de la masse laborieuse à terme échu? Et pourtant, certains prestidigitateurs en panne d’imagination laudative s’obstinent vaille que vaille à nous conduire à célébrer ces banalités de la responsabilité publique comme autant de prouesses politiques, voire d’exploits philanthropiques. Que ces oiseaux maudits se le tiennent pour dit : le peuple tchadien n’est pas un troupeau d’âmes damnées que quiconque pourrait pousser à loisir à dire merci pour ses droits les plus absolus, les plus inaliénables. Il n’est point de grâce faite à ce peuple par le trivial fait de lui garantir un minimum de sécurité physique, socio-économique, un minimum de dignité. Certes, il ne s’agit pas de friser la vilenie en crachant au visage de celles et ceux par qui la marche de l’État est pour ainsi dire tenue sur les rails. Mais de là à les porter au pinacle ou à les déifier, le jeu est grotesque et hyperbolique. Ces insinuations lamentables donnent à croire que notre patrimoine étatique serait l’exclusive propriété d’une oligarchie libre de nous en faire profiter comme de nous en priver. Que des dirigeants sont à travers le monde, enclins à humilier leurs peuples, à les faire croupir dans une misère indicible ; ce qui peut largement justifier que l’on considère avec respect les plus honnêtes et probes. Cependant, ce qui procède du crédit moral ne saurait être assimilé à de l’indulgence ou de la magnanimité. Autrement dit, il est objectivement davantage légitime de vouer aux gémonies les dirigeants pervers et indélicats que de célébrer ceux qui font montre de vertu. Les esprits scélérats qui aspirent à nous entendre bêler nos fières chandelles pour ce qui nous revient du droit le plus naturel sont des escrocs intellectuels qui tentent de nous inoculer l’idée servile que notre dignité est une grâce, un charitable don de celles et ceux qui nous gouvernent … Le plus risible dans cette entreprise d’escroquerie intellectuelle, c’est que les pauvres diables qui l’alimentent ne se rendent pas compte de ce qu’ils renient par leur attitude la mémoire du défunt maréchal hier encore magnifié en véritable dieu de poche. En effet, en se réjouissant de chaque chose accomplie par l’héritier du défunt, l’on apporte la tacite preuve que naguère tout cela faisait défaut. Les marches pacifiques dorénavant autorisées ; les salaires des agents de l’Etat payés avec une régularité métronomique, que du luxe naissant sur l’inerte sarcophage du grand chef d’antan. Et pourtant, les fieffés flagorneurs de notre actuel dirigeant, obligés d’hier du père, n’ont point de vergogne à revendiquer l’héritage scabreux du défunt tout en louant les timides adoucissements du fils.
Selon toute vraisemblance, l’anomalie dans la logique est trop subtile pour être perceptible aux cerveaux dégénérés. Dans tous les cas, les flagorneurs et autres lèches bottes sont-ils jamais préoccupés par la logique et ses exigences? Assurément non! Tout porte à croire que dans l’esprit de ces opportunistes sans foi ni loi, seul compte l’instant présent : ce qui a été professé ce matin et ce qui se pérore ce soir ne sont pas tenus de rester sur le même fil rouge. Il n’y a aucun risque à parier si l’actuel chef du gang des généraux n’avait pas été de la progéniture du maréchal défunt, d’aucuns s’en seraient allés sans encombre cracher sur sa tombe pour se ranger du côté de la manche. Les opportunistes flagorneurs ne s’encombrent jamais de bon sens ni de loyauté lorsque tourne le vent des événements. Ils ne sont eux-mêmes que des jouets de leur vénalité, de leur concupiscence et leur panse irascible est un plantureux cimetière où s’enterrent vivants toutes les vertus, …
Lorsque la perte du sens de la réalité est si vertigineuse que l’on en vient à exhorter un peuple à appréhender ses droits comme autant de dons charitables, il est à craindre le pire. En des termes plus explicites, le prochain palier de notre dégénérescence consiste à nous exiger des excuses lorsque l’on nous met un coup de pied au cul, nous gratifie d’une humiliante gifle. Des excuses pour avoir fait mal à la cheville ou au poignet du bourreau; puis nous serons enjoints de rire de bon cœur lorsque l’un ou l’autre de nos proches est fauché par une balle assassine au gré d’un quidam à la gâchette facile. En un mot, il se trame un État d’esprit susceptible d’anéantir l’état de droit pour y substituer une jungle des grâces faveurs. En tout état de cause, face aux manigances des esprits scélérats qui tentent d’instituer la flagornerie en dogme d’État, que des consciences se dressent qui se veulent invulnérables à la duperie de masse. L’adhésion, la sympathie du peuple se conquiert par une gouvernance vertueuse, non par mystification à l’aune des discours propagandistes. A trop vouloir compter sur une présupposée naïveté d’un peuple, en réalité, les marchands d’illusions étalent leur imparable ineptie.
Retenons-nous et disons-nous en conscience ce truisme qui semble nous échapper: le Tchad, indifférent des attributs et autres épithètes dont quiconque voudra l’affubler est un Etat comme tel, tout ne saurait y être que falsification, trucage et tricherie.
Béral Mbaïkoubou,
Député.