“Le Tchad est politiquement schizophrène et philosophiquement hémiplégique”

Le philosophe-essayiste Béral Mbaïkoubou par ailleurs Conseiller national décrit ainsi la pathologie du Tchad après 64 ans d’indépendance. Dans cet entretien, il aborde le bilan des 64 années d’indépendance, les relations franco-tchadiennes, la question des forces étrangères au Tchad et celle de la monnaie tant décriée en passant par la politique nationale actuelle et les perspectives.

Le Tchad est-il véritablement indépendant ? Sinon, quels sont les critères d’une vraie indépendance ?

Le Tchad est certes un état indépendant, cependant il faut entendre le terme d’indépendance ici au seul sens du droit international. Autrement dit, le Tchad est une entité composé d’un territoire clairement délimité sur lequel vit un peuple et où s’exerce un pouvoir politique.

Cette entité que l’on nomme état a des attributs identitaires que sont le drapeau, l’hymne national, la devise et autre armoiries.

Dans une acception plus philosophique, le Tchad est loin d’être indépendant, car, il est un territoire enclavé dont l’agriculture et l’élevage principales mamelles économiques demeurent encore tributaires des aléas de la nature. Laquelle situation enduit une profonde dépendance alimentaire. Le système de la santé, celui éducatif demeurent embryonnaires. Sans être exhaustives, toutes ces carences grippent la souveraineté du pays et tiennent son indépendance davantage théorique et sloganesque plutôt que tangible.

Quel est le nœud du mal tchadien dans ses relations avec la France, puissance colonisatrice depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours ? Pensez-vous que les pratiques coloniales ont été vraiment remplacées dans les relations franco-tchadiennes actuelles ?

Dans ses relations avec la France, le Tchad reste politiquement schizophrène et philosophiquement hémiplégique. C’est-à-dire que le Tchad tremble à l’idée de l’éloigner du parapluie géopolitique français tout en hurlant à l’ingérence toutes les fois que l’ancienne puissance coloniale se permet de critiquer certaines dérives de la gouvernance. Plus explicitement, lorsque la France se tient aux côtés des dirigeants en ignorant leurs abus, elle est psalmodiée en pays “frère et ami” ; mais lorsqu’elle fustige certains tropismes politiques, elle se voit décriée en incurable puissance impérialiste. Ainsi, le mortifère dilemme des relations franco-tchadiennes réside dans ce que dans le sillage de la colonisation, nous avons cessé d’être nous-mêmes sans parvenir à devenir français. Le peuple tchadien reste un ectoplasme sans paradigme sociopolitique clair.

En effet, tout en ne sachant plus ce que c’est qu’être tchadien, qu’avons-nous de français ? Notre système éducatif est lunatique, déconnecté de nos réalités. Nous ne mangeons ni ne nous logions à la française, pas plus que nous ne nous marions à la française, puisque la bonne vieille dot conditionne toujours les noces avec les dénaturations de plus en plus matérialistes et mercantilistes. Même le banal respect de la notion du temps ne nous est point resté en héritage.

Des voix s’élèvent pour dénoncer la présence de l’armée française sur le territoire tchadien et les autorités quant à elles demeurent silencieuses sur cette question et la question de la monnaie défraie la chronique. Pensez-vous que les accords coloniaux qui lient les états africains à la France depuis les temps coloniaux en matière de défense-sécurité et la monnaie sont nécessaires aujourd’hui ? Le Tchad a-t-il encore besoin des forces extérieures pour assurer la sécurité de son territoire ? Et qu’en est-il du franc CFA ?

Il faut dire sans équivoque que la défense nationale est un attribut cardinal pour la souveraineté d’un État. Aussi, la présence permanente et surtout illisible aux yeux du grand public de l’armée française au Tchad est incongrue et injustifiable aujourd’hui. D’ailleurs, il serait parfaitement naïf d’aller croire que la présence de cette armée étrangère vise principalement la sécurisation du territoire du Tchad. Un pays dont les interventions militaires en dehors de ses frontières ne sont plus à compter. La présence militaire française au Tchad procède d’un plan géostratégique et géopolitique bien plus élevé au vue de notre emplacement géographique. Et si de tout temps, les forces françaises ont volé au secours des régimes pourtant vomis par notre peuple, c’est davantage en contre-parti de l’hébergement offert par ces régimes, non pas par amitié pour le peuple tchadien. Finalement, sans prendre connaissance des accords qui constituent la charpente de ce commerce opaque, il est difficile d’y apporter quelque solution miracle.

Quant à la question de monnaie, beaucoup de supputations répondent d’une fixation idéologique plutôt que d’un réel questionnement. En réalité, le CFA en soi n’est pas un problème puisque par son arrimage au franc hier et aujourd’hui à l’Euro, le CFA offre une garantie de stabilité. Il suffit d’observer la déflation de la monnaie nigériane et de celle ghanéenne ces temps-ci avec son corollaire de crises socio-économiques pour s’en convaincre.  Là où le bât blesse, c’est l’ensemble des conditions scélérates qui entourent la gestion du CFA. Le monopole d’hébergement de la banque centrale française (banque de France) d’une part ; et d’autre part l’exclusivité de la convertibilité avec l’Euro, ces deux goulots d’étranglement qui infligent une vraie saignée aux États ayant en commun le CFA doivent impérativement être dynamités. Qu’à cela ne tienne, l’idée radicale de sortir du CFA pour adopter une monnaie neuve me paraît hâtive et hasardeuse. C’est un caprice symboliquement fort, utile à chatouiller une espèce de chauvinisme nombriliste ; mais qui ne nous mènera pas bien loin. De Haïti, premier pays noir à prendre son indépendance, à la Guinée de Sékou Touré en passant par Madagascar ou par la République démocratique du Congo, que des anciennes colonies existantes qui se seront dotées de leur propre monnaie. Mais pour quel résultat ? Les aléas économiques internes ; les agrégats monétaires internationaux ; les déséquilibres commerciaux finiront toujours par avoir raison des États où les importations surpassent les exportations. La souveraineté monétaire irréfléchie tourne toujours en cauchemar socio-économique.

De manière concrète, quelles stratégies préconiseriez-vous pour une indépendance réelle du Tchad dans ce monde où la géopolitique est perplexe ?

La véritable richesse de n’importe quel État c’est le capital humain. Pour prétendre parler de l’indépendance au vrai sens du terme, il faut échafauder un système éducatif puissant ; c’est-à-dire une École qui forme les hommes et les femmes d’une manière holistique. Entendons par là une école qui forme l’esprit, le corps, l’âme, le cœur. Un tel système éducatif fera éclore des citoyens qui, d’une part, penseront collectif ; et d’autre part, se projetteront sur le long terme et le durable. Pourquoi nous plaignons-nous par exemple du manque de places dans nos hôpitaux, nos lieux de détention ? C’est pour la bête et simple raison que nous les pensons à très court terme. Certaines puissances étrangères sur les genoux desquelles nous déversons aujourd’hui nos larmes misérabilistes étaient précaires voici à peine un demi-siècle : Chine, Vietnam, Corée du sud, Singapour pour ne citer que quelques-unes. Qu’il s’agisse de la santé, de l’alimentation saine, du logement décent, du loisir, d’un environnement qualitatif, la semence reste le savoir. Or, la matrice du savoir, c’est l’éducation. Lorsque l’éducation chasse l’ignorance, l’indépendance de l’homme, du peuple, éclot dans toute sa plénitude.

De nos jours, la jeunesse africaine et celle tchadienne en particulier ne tarde pas à attribuer les pillages systématiques des ressources africaines à la France en complicité avec les “marionnettes” africains (certains dirigeants). Comment entrevoyez-vous les relations franco-tchadiennes post-transition ? Quel avenir pour le Tchad dans cette relation dont le résultat de 64 années d’autonomie irrite les citoyens ?

Sincèrement, je ne crois pas une seule seconde à quelque changement que ce soit de positif après la transition. En effet, nous observons depuis le coup d’État institutionnel d’il y a environ trois ans, que les mêmes pratiques toxiques qui ont de tout temps compromis notre épanouissement, demeurent de mise. Dès lors, si tôt ou tard, l’actuel régime dénonce en quoi que ce soit l’attitude de la France à notre endroit, ce sera par pur populisme. Ce que la commune opinion considère aujourd’hui comme étant une nouvelle conscience de la jeunesse quant aux agissements de la France, me laisse personnellement sceptique. J’y vois une posture purement panurgiste sans soubassement philosophique ou idéologique consistant. Une chose est de houspiller la France, une autre est de savoir ne point succomber à n’importe quel opportuniste. À l’allure où vont les choses, notre jeunesse, majoritairement inculte, serait prête à dérouler le tapis rouge à nos nouveaux dirigeants, pour peu que ceux-ci font mine de bouder la France. J’ai beau être un souverainiste rompu, je ne serai jamais des esprits simplistes qui croient dogmatiquement que tous nos malheurs viennent de la France. Notre décadence morale, nos incompétences politiques, notre lâcheté intellectuelle sont autant de tares qui nous nuisent bien plus que la France qui, ne nous en déplaise, recherche ses intérêts à l’instar de n’importe quel État dans ce monde. L’indépendance ne s’implore pas, elle s’arrache.

Propos recueilli par Lissoubo Olivier Hinhoulné