2022 a connu des violations massives des droits de l’homme tout le long de l’année. Me Midaye Guérimbaye, militant des droits de l’homme décrypte la situation.
Massacres, arrestations, détentions arbitraires et illégales, enlèvements de personnes, disparitions forcées, déportations, tortures pour la partie visible de l’iceberg ont constitué le lot quotidien des tchadiens. Quel est votre lecture de l’année 2022 ?
L’année aussi catastrophique que celle que nous avons vécue en 2022 ne s’est jamais vue en 30 ans ! Parlant des droits de l’homme, il faut d’abord constater que la question se pose davantage avec acuité. Au-delà des actes, des faits et gestes des individus qui soient attentatoires à la vie humaine et aux droits fondamentaux, on a l’impression que les institutions de la République ont été saccagées. Aujourd’hui, c’est très difficile de croire aux institutions de l’état. Tout est désacralisé, ce qui est une grave atteinte.
Dans presque toutes les régions du Tchad, il y a eu des massacres, des exécutions, des assassinats, des incendies volontaires des maisons d’habitation, des enlèvements, séquestrations et disparitions. Spécifiquement, je prends l’exemple des dossiers que je suis bien, à savoir les affaires de Sandanan, Danamadji, Kyabé et Mangalmé, en mettant de côté les affaires d’Abéché, Kouri Bougoudi, Gounou-Gaya, Léo Mbaya, Krim-Krim, etc. Souvenons-nous qu’à Sandanan, on est venu assassiner d’un trait 12 paysans à leurs domiciles ; à Danamadji, un gendarme a ouvert le feu sur des personnes faisant au moins huit morts ; à Kyabé des communautés se sont affrontées faisant des dizaines de morts pour ne pas dire une centaine. Pour ce cas précis, si dans un camp on a identifié le nombre de morts, dans l’autre on les a complètement cachés. A Mangalmé où je suis allé, c’est également plus de 100 morts. Mais quelle est la réponse que l’état a donnée à tous ces graves évènements ? On n’a pas clairement épousé la logique de la Dia qui était en marche un certain temps, mais en souterrain on a essayé de les régler de manière banale. Ce qui suppose que du jour au lendemain, ces communautés vont toujours s’affronter. Au niveau des saisines de la justice, dans une affaire où on a plus de 200 prévenus, ce n’est pas un seul juge d’instruction qui n’a même pas un vélo, qui peut aller dans les villages rencontrer, écouter tous les témoins et mettre la main sur les scellés. D’abord, on ne saisit pas correctement les juges, et lorsqu’on fait semblant de le faire, on ne met aucun moyen à la disposition des gens qui sont chargés de faire le travail. Eux-mêmes se sentent en insécurité parce que dans un coin où les communautés s’affrontent avec des armes de guerre, le juge qui doit faire le travail devrait avoir un minimum de sécurité pour sa personne. En matière des droits de l’homme, il y a un travail qui a fait naitre l’espoir que la justice prendra un jour ou l’autre le dessus. En 2022, j’ai eu l’impression que la justice a totalement perdu le terrain au profit des arrangements bidons, des considérations des individus qui s’estiment plus forts que la justice, et l’état laisse faire. C’est très grave.
Les droits de l’homme sont systématiquement violés et les pouvoirs judiciaires qui sont sensés recréer l’espoir n’existent pas. Les magistrats sont obligés d’aller en grève pour solliciter les moyens de leur sécurité. Si plus personne n’a confiance en l’état, c’est dangereux parce que nous fonçons tout droit au mur, qu’on soit au pouvoir ou non. Le bateau Tchad est sans direction. Il est en train de tanguer. Si les pouvoirs publics ne prennent pas à temps la mesure du problème, nous allons vivre la catastrophe.
Faites-vous allusion aux évènements du 20 octobre ?
Si je prends les évènements du 20 octobre à N’Djaména. Un procès a été organisé à Koro-Toro. Maintenant, le procès doit aussi se prononcer sur ceux qui sont arrêtés et décédés en détention. Parce que dès l’instant où la personne décède, l’action publique est éteinte. Les juges qui avaient le dossier doivent se prononcer par rapport à toutes les personnes interpelées, mais qui ne se sont pas présentées à l’audience. Maintenant que le jugement est rendu, et qu’ils ne sont ni inculpés ni condamnés, où sont-ils? On a jugé certains qui étaient là, mais aujourd’hui, on est sans nouvelle de certaines personnes arrêtées, déportées qui n’ont pas réapparu. Comme dit la rumeur, ils avaient été exécutés et jetés dans le fleuve. Au moment où ils sont emmenés dans le désert, pour ceux qui ont succombé des suites de torture, la justice doit se prononcer et ordonner la restitution des cadavres. Si elle ne le fait pas, en droit, on dit qu’il y a recel de cadavres. Les magistrats le savent, on ne peut pas constater la mort de quelqu’un et l’enterrer parce qu’on est magistrat non! La justice doit donner toutes les informations avec la liste des personnes interpellées, les motifs, les qualifications de l’infraction et le jugement rendu. Le cafouillage qui a été fait jusqu’au niveau de la justice nous fait croire qu’on ne peut pas parler aujourd’hui des droits de l’homme au Tchad. Même si c’est dans 20 ou 50 ans, il y aura des gens qui vont répondre de ces actes qui ont été posés au nom de l’Etat. En matière des droits de l’homme, c’est une catastrophe.
Ce que je déplore également, si au niveau de N’Djaména ou dans quelques grands centres du sud du pays on peut parler des droits de l’homme, lorsque vous remontez vers le centre et le nord, les droits de l’homme sont un luxe. Pourquoi en faire un embargo dans cette partie du Tchad? Si on défend les droits de l’homme c’est contre l’état, les institutions de la République, les chefferies traditionnelles, les communautés religieuses extrémistes, les organisations lugubres parce qu’il se passe plein de choses dans notre pays qu’il faille dénoncer, pour éviter le pire.
Le Tchad ne joue pas franc jeu en matière des droits de l’homme en somme…
On a l’impression de s’installer dans le désespoir et c’est dangereux. Aujourd’hui, ce sont les jeunes qui gèrent la République, depuis le président, même si quelques grabataires sont là au Conseil national de transition (Cnt). Le défi est qu’ils doivent démontrer qu’ils travaillent pour l’avenir, mais le constat est qu’ils le font plutôt pour le passé. Ils entretiennent la division et l’exclusion, valorisent le communautarisme, tous les diplômés capables de réfléchir et concevoir sont mis à l’écart au profit des analphabètes qui occupent le devant de la scène. Finalement dans l’avenir, personne ne va travailler au Tchad. On ne peut pas travailler et payer l’impôt pour permettre à quelques criminels économiques, voleurs et des nullards de vivre. Nous travaillons pour enterrer le pays, alors qu’autour de nous et ailleurs, les pays sont en compétition pour l’excellence dans le travail, c’est vraiment dommage. Il est temps que des grandes réflexions soient menées, afin d’éviter les situations de désespoir qui s’observent. Quand les gens sont déçus, la seule chose qui leur reste c’est d’épouser la violence. L’avènement du Mps a semblé créer l’espoir avec la démocratie, mais tous les genres de crimes et massacres commis en 2022 ont annihilé tout le processus démocratique. Et en l’absence des défenseurs des droits de l’homme, la seule chose qui reste à faire est de se défendre soi-même. Lorsque la justice privée prend le dessus, c’est fini pour un état parce que ce n’est plus une vie de société. Lorsqu’on a institutionnalisé la corruption, que peut-on attendre? Dès que vous déposez une plainte, il faut l’accompagner de moyen financier. Avocats, greffiers, huissiers, tout le monde veut de l’argent et de manière malhonnête.
Comment redresser la barre ?
Il appartient à l’état de siffler la fin de la partie. Les droits de l’homme sont les droits que l’état a concédés à un certain nombre d’individus, à l’effet de valoriser ce qui est essentiel, séparer les pouvoirs, afin que l’individu soit au summum de tout. Il faut que l’état fasse en sorte que la question des droits de l’homme ne soit pas une affaire de quelques individus, qu’on considère comme des marginaux ou qu’on essaye de torturer moralement depuis des années. La question des droits de l’homme est une question vitale pour l’état, qui doit y mettre les moyens, encourager ceux qui font ce travail. Aujourd’hui, c’est plutôt dans les rangs des défenseurs des droits de l’homme qu’on va recruter les gens pour faire des sales besognes, afin de retarder ceci ou cela. On distribue des galons de général à tour de bras, mais il est temps également de reconnaitre aux gens, à ces grands intellectuels, qui ont consacré leur vie à la lutte pour les droits de l’homme, et qui ne vivent même pas décemment de ce travail noble abattu. Ils ont aidé le pays à avoir une étiquette de démocratie. Si on veut construire le Tchad, on ne peut pas mettre de côté tous les artisans de la paix qui se trouvent justement dans les milieux des défenseurs des droits de l’homme. Et tout cela n’est possible que lorsqu’il y a une justice. Autant la justice doit se mettre au travail, autant l’état doit réhabiliter les sociétés qui se battent pour une vie en communauté, basée sur la justice, la vérité et l’honnêteté. On n’a jamais arrêté d’acheter les armes, mais il faut aussi acheter les outils de la paix, c’est-à-dire entretenir l’espoir en faisant émerger les activistes de la paix, les défenseurs des droits de l’homme et aussi les journalistes.
Votre mot de fin…
Aujourd’hui, à travers les Ntic, tout ce qui se passe de manière inadmissible est porté à la connaissance de tout le monde grâce aux réseaux sociaux. En cherchant à régulariser ce médium, l’état doit veiller à ne pas étouffer ces libertés qui sont canalisées par ce mécanisme. Il faut encadrer les jeunes dans l’usage de ces réseaux sociaux et le rendre accessible à tout le monde. Il faut encourager les gouvernants à agir dans le sens de l’intérêt public et veiller aux caractères sacrés des institutions de la République. Mon souhait est que les hommes politiques se ressaisissent et comprennent qu’ils ont le devoir de réussir. Aujourd’hui, le Tchad a assez de moyens pour changer la donne. Il faut utiliser les moyens pour faire décoller le pays au lieu de l’utiliser à entretenir les haines, avec des nominations fantaisistes, des exclusions, des détournements honteux. Hier, nous avions défendu des gens qui étaient dans de mauvais draps, aujourd’hui, ils ont la mémoire courte pour avoir changé de camp.
Interview réalisée par Roy Moussa