Des accords parallèles à la Justice

Suite aux nombreuses critiques portées contre l’accord de Koumra, relatif à la réparation civile, concocté entre les représentants des chefs traditionnels, les leaders religieux et entériné par la plus haute autorité de la province du Mandoul le 15 octobre, le ministre de l’Administration du territoire a décidé d’annuler ledit accord. Malgré ses excuses, la gouverneure du Mandoul, Diamra Betolngar a été relevée de ses fonctions.

A la suite de nombreuses voix qui se sont élevées pour dire non au pseudo-accord de Koumra, le ministère de l’Administration du territoire a frappé du point sur la table. L’accord a été annulé de tous ses effets le 22 octobre. Et ce n’est pas tout. Trois jours après l’annulation dudit accord, la gouverneure du Mandoul, Diamra Bétolngar a été relevée de ses fonctions et remplacée par Hissein Dakou par un decret rendu public dans la soirée du 25 octobre. Et ce, malgré ses excuses présentées. En effet, par un point de presse tenu à sa résidence le samedi 23 octobre, elle a regretté d’avoir agi sans prendre le temps d’analyser l’accord en question. Publiquement, elle a déchiré la copie qu’elle détenait. “J’aurais dû être regardante. J’aurais dû demander plus de temps afin d’analyser le contour d’un tel acte avant d’y apposer ma signature. Je croyais, de très bonne foi, appuyer les autorités traditionnelles, les propres fils du Mandoul qui ont réfléchi sur une épineuse situation. Pour mon manque de précaution, je demande pardon aux filles et fils du Mandoul ainsi qu’à tous les autres compatriotes de l’intérieur et de l’extérieur du pays qui ont été irrités et blessés. J’ai convoqué les acteurs de cet accord de discorde à se réunir maintenant pour lever ce qui est en train de brûler les lèvres des concitoyens”, s’excuse la gouverneure.

Le 15 octobre dernier, 12 tribus se sont réunies à Koumra, chef-lieu de la province du Mandoul pour signer un accord relatif à la réparation civile. Ont apposé leurs signatures au bas du fameux document nommé accord de Koumra, les représentants des Arabes du Salamat, de Ndakara, les Rachid, Bornou, Hawazné, Toundjour, Missériés noirs, des Peuls (Foulata) ; le représentant des autorités traditionnelles, Me Noubarangar Kladoumbé et la gouverneure du Mandoul, Mme Diamra Bétolngar.

L’accord fixe les montants des réparations. 1 500 000 francs CFA pour un cas d’homicide volontaire dont 200 000 francs à verser d’avance à la famille de la victime pour les obsèques et le reliquat versé à une date convenue. 1 000 000 francs CFA pour les cas d’accidents et divers dont 200 000 francs versés d’avance à la famille de la victime pour les dépenses liées aux obsèques et le reliquat payé à une date convenue par les deux parties.

Les chefs de tribus ont cru par cet accord avoir résolu un grand problème. Même si pour eux, ce n’était qu’une tentative de solution à un problème, c’était en quelque sorte une “diya” (prix du sang), pourtant pas pratiquée dans toutes les communautés, qui revient sous une autre forme. Les réactions très hostiles ont fusé de partout, surtout à travers les réseaux sociaux. La Commission nationale des droits de l’homme (Cndh) a, dans un communiqué de presse daté du 19 octobre 2021, demandé aux autorités d’annuler sans condition ledit accord. “Comment peut-on moralement cautionner ce genre de modalité qui fixe le prix de la vie humaine à 1 500 000 francs CFA ? Une telle décision équivaut assurément à délivrer des permis de tuer les êtres humains comme de simples gibiers aux personnes nanties, pour qui, ces montants ne sont aucunement excessifs”, a analysé le président de la Cndh, Djidda Oumar Mahamat, dans son communiqué de presse. Deux jours plus tard, le président de l’Ordre des avocats du Tchad réagit par un point de presse pour demander également l’annulation dudit accord. Le bâtonnier, Me Djérandi Laguerre estime que cet accord est de nature à encourager la commission des infractions graves. “On ne peut déroger par des conventions particulières aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs. Cet accord va à l’encontre de la recherche de la cohésion sociale, de la paix et de la sécurité pour tous”, fait-il remarquer.

 

Que faire s’il n’y a pas de justice ?

Pour les initiateurs de l’accord de Koumra, ce n’est pas la “diya” mais une tentative de solution dans des situations où la justice fait défaut. “A Bébopen, c’est le Tchad non ? Il y a eu un massacre récemment. Par malheur, l’enfant d’un éleveur est tué. Les éleveurs ont exigé 100 bœufs comme “diya”. Au cas échéant ils vont se venger. Comme personne n’a pu rassembler les 100 bœufs, les éleveurs se sont rendus justice en tuant 4 personnes. Où était l’Etat, les lois de la République, la justice forte”, interroge Dr Noubarangar Kladoumbé, avocat au barreau du Tchad, enseignant chercheur à l’Université de N’Djaména et chef de canton de Dobo dans la province du Mandoul. “Si la Cndh dit que notre accord est un permis de tuer, qu’on nous dise à quel prix les gens tuent actuellement? Notre accord était, en quelque sorte, une tentative de réponse là où la justice est absente. Les gens n’ont aucune idée de ce que nous subissons là-bas en brousse”, défend Me Noubarangar Kladoumbé. Pour lui, cet accord n’était pas contraire aux lois en vigueur puisqu’il précisait que la justice pouvait suivre son cours s’il y a nécessité (Sic !).

 

Des précédents

Pour rappel, d’autres accords similaires à celui du 15 octobre à Koumra ont été signés au Tchad. C’est d’ailleurs sur ces accords que celui de Koumra a puisé de la matière. Il y a eu par exemple l’accord de Péni qui fixe à 2 000 000 de francs CFA le montant d’argent à payer en cas d’homicide volontaire. Cet accord est toujours en vigueur. Que dire de celui de N’Djaména, la capitale ? Ceux qui ont par malheur commis des homicides involontaires, surtout par voie d’accident de circulation sont au courant.  En 1986, suite aux innombrables cas de vengeances entre les communautés après des homicides liés aux accidents de circulation et autres, le sultan de N’Djaména urbain et de la sous-préfecture rurale de N’Djaména, Al-Hadj Kachalla Mahamat Kasser a réuni les différents chefs de tribu pour signer ce qu’ils ont appelé “Accord relatif au règlement de la diya”. Ont signé cet accord, les chefs de race Kanembou, ceux des différentes tribus arabes, Kotoko, Toupouri, Mbaye, Moundang, Sara Kaba, bref beaucoup de représentants des communautés ethniques du sud et du nord du pays. Ledit accord est entériné le 26 juin 1986 par le directeur des affaires religieuses et coutumières du ministère de l’Intérieur et de l’administration du territoire avec amplification au ministère de la justice, au procureur général et au procureur de la République. Cet accord fixe le montant pour un homicide volontaire à 2 500 000 francs avec une avance de 200 000 francs pour les obsèques. En cas d’accident de circulation ledit accord fixe à 1 500 000 francs la réparation et divers avec aussi une avance de 200 000 francs pour les obsèques. “Les parties sont également libres de soumettre leur différend dans ces cas d’espèces, aux instances judiciaires”, précise l’accord, qui selon Me Noubarangar Kladoumbé est toujours en vigueur.

Le ministre de l’Administration du territoire et de la décentralisation, Mahamat Béchir Chérif est interpelé. Se fera-t-il violence pour annuler également ces accords parallèles qui empiètent sur l’exécution d’une véritable justice?

Lanka Daba