Des révélations sur la gestion opaque des ressources pétrolières

L’ex-directeur adjoint de la commercialisation du brut de la Société des hydrocarbures du Tchad, Oumar Ali Fadoul, ingénieur en économie des hydrocarbures soulève un coin du voile sur les pratiques maffieuses dans le secteur des hydrocarbures (Sht). Il fait des suggestions au gouvernement afin d’assainir le secteur.


Vous avez été le directeur adjoint à la direction de la commercialisation du brut et du gaz à la Sht, un scandale financier lié à un détournement de plusieurs milliards vient d’avoir lieu. Comment en est-on arrivé là ?

Je dirai que nous avons tous appris avec stupéfaction la nouvelle du détournement de plusieurs milliards des comptes de la Sht à travers les médias. Les spéculations vont bon train sur le montant de ce détournement qui va de 13 milliards pour le gouvernement à une centaine de milliards selon d’autres sources. Pour mieux comprendre comment en est-on arrivé là, il est nécessaire de rappeler un certain nombre de facteurs qui ont concouru à l’aboutissement de ce scandale qu’on pourrait qualifier de plus gros scandale de la transition sans oublier ceux qui sont passés sous silence. Tout d’abord, il faut rappeler que le Tchad est un pays rentier qui tire plus de deux tiers de ses revenus de l’exportation du pétrole. En général, les pays qui dépendent des ressources naturelles et en particulier du pétrole ont tendance à afficher une faible croissance économique, un manque des services sociaux de base et sont généralement classés derniers dans les indices de perception de la corruption et de bonne gouvernance. C’est ce qu’on appelle la malédiction des ressources. D’un côté, il faut en général une quantité considérable d’investissement et de technologie étrangers pour exploiter le pétrole, ce qui n’est pas à la portée des pays pauvres à l’exemple du nôtre. De l’autre côté, les revenus tirés par l’Etat de la vente du pétrole sur les marchés internationaux sont énormes par rapport à ceux d’autres secteurs (agriculture, élevage, les autres activités de services). Ces deux circonstances conjuguées à une faible transparence et un suivi public font que les sociétés multinationales (Esso, Cnpc, Glencore, Opic, etc.), le gouvernement et certains groupes d’intérêt (dans et en dehors du gouvernement), tendent à servir leurs propres intérêts au détriment de l’intérêt du pays. Pour le cas spécifique dont nous parlons, c’est la conjonction des facteurs tels que le népotisme (la nomination des dirigeants de la Sht qui ne répondent pas aux critères de compétence, d’éthique et de mérite), la corruption (qui se traduit par une logique de prédation de ressources par des groupes d’intérêts) et l’impunité (les acteurs sont assurés de ne pas rendre compte) qui a conduit à ce scandale.
D’où provient cette masse d’argent alors que les parts de l’Etat qui proviennent de la vente du pétrole sont directement versées au Trésor public ?
J’aimerai préciser que l’Etat perçoit ses revenus de la vente du pétrole brut et des impôts sur les bénéfices des sociétés opérantes qui sont versés au Trésor public d’une part et des dividendes perçus par la Sht de ses quotes-parts dans les différents consortiums dont elle fait partie, d’autre part. Quant aux revenus versés au Trésor public, il y a ceux issus de la vente du pétrole brut à travers un contrat commercial d’exclusivité avec Glencore qui gère l’ensemble des parts revenant à l’Etat. Une fois la part de l’Etat vendue, s’enclenche un autre contrat lié à la dette de Glencore qui est la convention de prépaiement. Selon la convention, Glencore s’en charge de payer les montants prioritaires (l’ensemble de ce que l’Etat doit comme contribution dans les différents consortiums (Esso, Cnpc), puis récupère le principal et les intérêts de sa dette, paye tous les frais connexes et le reste sera versé au Trésor public. S’il ne reste pas ou si l’argent est insuffisant, on reporte les montants au trimestre suivant. Le Trésor public perçoit également directement les impôts sur les bénéfices des sociétés opérantes. Les dividendes détenus par l’Etat dans les différents consortiums sont versés dans le compte de la Sht. Les parts revenant à la Sht dans ces consortiums sont : consortium Sht-Esso-Petronas (25%), consortium Sht-Cnpc-Cliveden (10%), consortium Sht-Cnpc (raffinerie de Djarmaya, 40%), sans oublier ses parts dans Totco et Cotco. C’est l’ensemble de ces revenus dont plus de deux tiers sont perçus par la Sht, entre le dernier semestre de 2021 et le premier semestre 2022, qui avoisineraient voire dépasseraient largement les chiffres de 120 à 200 milliards avancés dans la presse. Ceci n’est que la partie visible de l’iceberg.
Mis à part les détournements constatés, y aurait-il d’autres pertes subies par l’Etat ? Pouvez-vous nous donner une estimation ?
Tout comme les revenus de l’Etat proviennent de plusieurs sources, il en est de même de ses pertes. La plus grosse perte pour l’Etat provient de la non-maîtrise des coûts des opérateurs. On avait dit plus haut qu’il peut arriver, qu’en absence de contrôle et de suivi, les sociétés multinationales (Esso, Cnpc, Glencore, Opic, etc.), le gouvernement et certains groupes d’intérêt (dans et en dehors du gouvernement), tendent à servir leurs propres intérêts au détriment de l’intérêt du pays. Les multinationales ont tendance à gonfler artificiellement les coûts (opex ou dépenses d’exploitation et capex ou dépenses d’investissement) sachant que ces coûts sont récupérables et cela est monnaie courante avec tous les opérateurs dans notre pays sans exception. A titre d’exemple, j’ai eu à assister à une réunion dans le cadre d’un projet piloté par Cotco pour le changement du bras qui connecte l’Unité flottante de stockage et embarquement (Fso) de Kribi au navire transporteur. Lors de la présentation, on avait constaté que certains coûts du projet sont insérés dans celui de Totco alors que les deux entités Cotco et Totco (qui sont les sociétés en charge de la gestion du pipeline Tchad-Cameroun) sont indépendantes. A la question de savoir pourquoi ces coûts se retrouvent chez Totco alors que le projet est exécuté par Cotco, ils nous font savoir que c’est une erreur et le corrigent presque instantanément. En fait, ce n’était pas une erreur mais plutôt une stratégie pour gonfler les coûts. Avec les Chinois, c’est une autre paire de manche. C’est comme la vente des cacahuètes, ils peuvent vous présenter un projet de budget prévisionnel de 100 millions de dollars pour finir par adopter le budget à 50 ou 60 millions. Si les choses ne tournent pas à leur avantage, ils peuvent passer outre moyennant corruption d’un haut placé. La dernière réunion pour adopter le budget du consortium Sht-Opichainan, la Sht (30%) n’a pas pris part, ce qui n’a pas empêché le consortium d’adopter son budget sans aucun contrôle. On pourrait facilement estimer le coût de son absence à des dizaines de millions de dollars. Entretemps, les responsables de la Sht étaient occupés dans leur stratégie de détournement. Une autre perte que subit l’Etat est liée à un accord appelé “Accord des cinq parties” signé entre le ministère du Pétrole, la Sht, la Société de raffinage de N’Djaména (Srn), la Société nationale du pétrole de Chine (Cnpc) et Cliveden pour l’achat du pétrole brut par la Srn d’une part et la vente de l’électricité à la Société nationale d’électricité et la fourniture des produits pétroliers d’autre part. Dans cet accord, le pétrole brut est vendu à la raffinerie (Srn) à un prix fixe de 50 dollars par baril alors que les prix ont dépassé la barre de 100 dollars le baril depuis février 2022. La Srn fournit plus 20 citernes par jour à la Sne, l’armée nationale tchadienne ainsi qu’à la Direction générale de service de sécurité des institutions de l’Etat (Dgssie). Une estimation de ces 20 citernes avoisine les 378 millions par jour soit 137,6 milliards par an. La part de la Sne est de 11 citernes par jour soit 75,7 milliards par an. Il y a déperdition à ce niveau du fait que la Sne malgré la dotation de ces 11 citernes par jour n’arrive pas à fournir l’électricité à cause de la corruption et du détournement. En ce qui concerne l’armée, la dotation en carburant par la Srn n’était qu’une situation temporaire pour faire face à une crise sécuritaire liée à l’incursion des rebelles en avril 2021 mais, cela est maintenu tel quel jusqu’aujourd’hui. En principe, l’Armée nationale tchadienne et la Dgssie ont leur propre budget qui prend en compte la dotation en carburant. L’on se demande pourquoi la Sht devrait payer la facture à leur place ? Et où va le budget affecté à cet effet ? Voilà de manière non exhaustive, les différentes sources de déperditions pour l’Etat. Vous pouvez constater par vous-même qu’il n’est pas facile de donner une estimation qui soit valable tant les montants sont élevés et les sources sont multiples. Les détournements sont rares et occasionnels alors que les autres sources de déperdition qu’on vient d’énumérer sont nombreuses et permanentes. C’est pourquoi j’avais dit précédemment que ce scandale n’est que la partie visible de l’iceberg.
Le ministère du Pétrole et la Sht, représentants désignés de l’Etat, maîtrisent-ils les accords et conventions signés avec les différents partenaires ainsi que les coûts y afférents ?
Maîtriser les contrats, accords et conventions est une chose et les appliquer puis assurer leur suivi dans la règle de l’art en est une autre. Notre pays est bien doté des textes qui régissent le secteur des hydrocarbures mais c’est leur application par les structures compétentes qui fait défaut. Etant donné qu’on a un arsenal juridique solide, il suffit de placer la personne qu’il faut à la place qu’il faut pour que les choses marchent. D’après les explications qu’on vient de donner, il est plus qu’évident que la non-maîtrise des accords, contrats et conventions pourrait se traduire par la non-maîtrise des coûts qui engendrera des pertes non négligeables pour l’Etat.
Expert dans le domaine du pétrole, que suggéreriez-vous à l’Etat pour assainir le secteur, en particulier la Sht et endiguer les pertes ?
Pour assainir le secteur, il n’y a pas de solutions miracles et on ne réinvente pas la roue. Puisque nous avons déjà les textes qui sont en place, il suffirait d’une volonté politique forte et un personnel qualifié pour changer les choses. Pour ce qui est de bonnes pratiques dans le domaine du pétrole, la littérature est abondante à ce sujet et le ministère en charge pourrait bien s’en inspirer pour faire bouger les lignes mais pour le moment le ministère semble être un spectateur plutôt qu’un acteur actif. En ce qui concerne la Sht, je suggère à l’Etat de mettre à jour les textes et les faire appliquer ; mettre en place une équipe compétente et dynamique à la tête de la Sht ; procéder à un audit global de la Sht et de tous ses partenaires par des cabinets internationaux certifiés ; faire adopter par la Sht, une stratégie innovante assortie d’objectifs clairs et réalistes ; renforcer les capacités et former au besoin le personnel pour atteindre ces objectifs ; mettre en place des mécanismes de suivi et de contrôle, etc. Surtout, que le gouvernement prenne des mesures drastiques pour conjurer les malédictions des ressources.

Interview réalisée par
Minnamou Djobsou Ezéchiel