Lassés d’attendre l’exécution de la justice et de constater les manigances pour bloquer le paiement intégral de leurs droits, les milliers des ex-travailleurs de Tcc-Ssci menacent de passer à la désobéissance civile dans les prochains jours pour arracher leurs gains. C’est au cours d’une communication faite aux medias, le 5 juin 2021.
Au Cabinet de Me Alain Kagonbé, des visages pâles et tristes s’observent sur les quelques survivants qui ont pu faire le déplacement. Car sur les 6 000 ex-travailleurs, 2 000 sont passés de vie à trépas ; la majorité est à un âge avancé et mourante. Comme un conseil de sages, ils sont à l’écoute d’une seule personne dans la salle, le sourire est perdu. Presque tous émaciés, desséchés par leurs macérations, mal nourris, yeux rouges, rongés par la pauvreté depuis des années, certains n’arrivent pas à contenir leurs larmes quand les conseils ont commencé à expliquer la situation et les longues tournures judiciaires. Ce moment d’émotion témoigne des étapes douloureuses qu’ils ont traversées, sans emploi depuis plus de 15 ans.
Il y a de cela 22 ans, ils ont participé à la construction du grand chantier de l’exploitation de l’or noir tchadien. Depuis leur licenciement à nos jours, cela fait 18 ans que leurs dus, une bagatelle de plus 107 milliards de nos francs sont retenus. Pour cela, ils sont déterminés à aller jusqu’à satisfaction peu importe le prix à payer. “Tant qu’il y a faute, il y a sanction appropriée. Dans les jours à venir, nous nous verrons dans l’obligation de mener des actions collectives ciblées tendant à obtenir nos droits car le droit, de tout point de vue s’arrache. Au Tchad, il faut absolument passer par les mouvements de masse pour arracher son droit”, explique Deur-kimba, un des leaders.
La mauvaise foi d’Esso
Selon les ex-travailleurs, la dernière ligne droite et les manifestations, qui seront entamées relèvent de la mauvaise foi d’Esso qui ne veut pas coopérer. En effet, à l’entame de cette procédure, les travailleurs affirment avoir eu quatre audiences de conciliation, devant un juge, pendant lesquelles, les avocats de l’entreprise ont mentionné la bonne volonté et la disponibilité de cette dernière à négocier pour éviter une audience publique. Mais Esso n’a fait que les tromper, ce qui a conduit les deux parties devant les instances judiciaires. Même quand l’affaire est pendante à la justice, dans un courrier datant du 19 novembre 2020 adressé par le secrétaire d’Etat au président de la Cour suprême, le défunt président est intervenu pour demander une entente entre les deux parties. “Le chef de l’Etat vous instruit de proroger le délibéré initialement prévu au 23 novembre 2020 pour permettre au ministre de la Fonction publique de tenter une conciliation entre les deux parties sous l’égide de l’Inspection du travail”, notifiait Kalzeubé Payimi Deubet. Les démarches de négociations entreprises ont accouché d’une souris. Esso dans un courrier du 5 mars dernier adressé à l’inspection du travail, a refusé simplement le principe d’une telle négociation. “Esso vous confirme ici ce qu’elle a déjà indiqué à de multiples reprises : aucune négociation mettant en jeu les ex-employés de Tcc-Scci et Esso n’a été initiée ni sous l’égide du gouvernement ni d’une quelconque autre façon et n’est donc actuellement en cours. Afin de lever toute ambiguïté, Esso refuse même le principe d’une telle négociation, cette affaire ayant déjà été définitivement tranchée par la Cour suprême en 2006 et en 2014”, précise Carole J Gall, Pdg de Esso.
Répondant à cette note, Bongar Benjamin, le coordonnateur, ne voit aucune autre issue que de manifester. “Nous allons nous mettre en rang de bataille pour aller arracher notre droit. Dans les jours qui arrivent Esso va nous rencontrer sur son chemin”, menace-t-il.
Mahamat Nour Ibédou, défenseur des droits humains, encourage les travailleurs dans ce sens: “Les travailleurs des autres nationalités n’ont pas rencontré ces problèmes d’indemnité parce que leurs pays protègent leurs droits. Chez nous, il y a des nationaux qui sont de mauvaise foi et qui pactisent avec l’exploiteur, pour des intérêts sordides. Je vous conseille de ne jamais lâcher parce que votre cause est juste et indéniable”. Il fustige au passage le comportement des juges et magistrats. “Certes Esso est de mauvaise volonté mais il est encouragé par la passivité, la malhonnête de certains juges de ce pays. L’attitude d’Esso est inconcevable sinon, quelque part, il doit avoir un magistrat tchadien qui n’est pas honnête”, renchérit Ibédou qui met une petite couche de pression sur le nouveau ministre de la Justice, Mahamat Ahmat Alhabo en disant qu’il est honnête par rapport aux précédents et qu’il peut régler le problème, en tant garde des Sceaux.
La main invisible
Pour les avocats des travailleurs, la décision de la justice est claire mais il y a une main invisible qui influence les décisions de régularisation des droits qui doivent être payés pendant et après l’exercice des travailleurs. Selon la convention du 21 juin 2000 signée entre les parties, la procédure d’indemnisation devrait être fluide. La convention stipule que “le consortium devra indemniser toute personne en cas de préjudices qui lui serait causé du fait des opérateurs pétrolières ou qu’elle subirait du fait des employés ou des agents du consortium au cours ou à l’exécution des dites opérations au fin de l’application de cet aliéna, l’Etat sera considéré comme une personne en ce qui concerne les préjudices ou ouvrages et bâtiments … Au cas où le consortium serait constitué parmi plusieurs entités, les obligations et responsabilités de ces dernières en vertu de la présente convention seront conjointes et solidaires”. Selon les conseils, cette convention a été fournie dans les différents tribunaux et a rendu justice aux travailleurs. C’est le cas de la décision de la Cour d’appel de Moundou qui a condamné Esso. Mais, contre toute attente, le 19 mai dernier, le procureur du tribunal de N’Djaména, sur instruction du ministre de la Justice ordonne au huissier de surseoir à toutes les exécutions.
Pour Me Mandembété Masrabaye Lucie, membre du collectif des avocats, “les preuves sont claires et la condamnation d’Esso est légitime et légale mais Esso a fait les couloirs pour obtenir un sursis à exécution contre l’arrêt social n° 14/2020 du 9 octobre 2014. Pourtant, le pourvoir ne suspend pas l’exécution, selon l’article 217 de l’ancien code civil. En matière social, il n’y a pas de sursis à exécution mais notre huissier a été surpris, par l’œuvre de Esso, enjoint de suspendre les exécutions par des courriers officiels”.
Son confère, Me Alain kagonbé de renchérir que “c’est ahurissant ce qui passe. Sursis à exécution à la Cour suprême alors que l’exécution a commencé? Les droits sociaux ont un caractère alimentaire et tout ce qui a un caractère alimentaire est urgent mais pourquoi une décision sociale doit connaître un sursis à exécution? Tellement sûr de ces couloirs et soutiens, Esso se moque de ces travailleurs et des décisions de la justice”.
Pour les ex-travailleurs et leurs conseils, ils ont épuisé toutes les procédures et Esso n’a jamais gagné contre eux, mais il faut que les autorités sachent que le temps n’est plus à la patience. Et qu’ils ne laisseront aucun centime.
Nadjindo Alex