estime l’Invité de l’Hebdo, le démographe Bédaou Oumar Caman, bien connu à travers les médias pour ses analyses pointues de l’actualité sociopolitique et économique du Tchad. Il se prononce sur les tueries d’Abéché et de Sandanan ; jette un regard critique sur les préparatifs du Dialogue national inclusif et souverain ainsi que les intentions inavouées du pouvoir et des politico-militaires.
Pour un oui ou un non, les Tchadiens enterrent leurs morts qui proviennent des conflits intercommunautaires ou simplement des répressions des forces gouvernementales. Qu’est-ce qui explique cette haine contre l’autre (ce mal de vivre ensemble) et cette cruauté de l’autorité ?
Avant les tueries d’Abéché, il y avait d’autres survenues dans le Ouaddaï en septembre et octobre mais c’est passé sous silence. La tuerie du Ouaddaï est toujours due à des problèmes de gouvernance. Les gens ont manifesté alors qu’il fallait chercher à résoudre le problème, on a préféré aller par les armes. Personne ne comprend pourquoi on a cherché à résoudre ce problème par les armes. Les manifestants étaient mains nues et on a préféré leur tirer dessus. Qui a donné les ordres ? Personne ne le sait ! Est-ce le gouverneur de la province, est-ce N’Djaména qui a donné les ordres, personne ne le sait. On a préféré encore envoyer les ministres pour baisser la tension mais le problème reste en suspens. C’est tout comme le problème du sultanat d’Abéché qui a entraîné des morts mais on n’en a même pas parlé. Dans d’autres pays, si une personne meurt par suite d’arme, on demande toujours des explications. Chez nous, tant que le nombre de morts n’atteint pas la centaine, personne ne s’en émeut.
A Sandanan, le même problème s’est passé en 2019, mais personne n’en a fait cas. Chaque jour que Dieu fait, il y a des tueries, parce qu’une conquête des terres est en train de s’opérer en zone soudanienne. Le conflit agriculteurs/éleveurs n’a absolument rien à y voir. Et quand de telles choses se passent, le gouvernement laisse passer. On arrache des bœufs d’attelage aux agriculteurs et des terrains aux paysans, on détruit les plantes, … mais personne ne dit rien. On va jusqu’à désarmer les uns et réarmer les autres. Quelle est la provenance des armes dont on s’en est servi pour massacrer la population de Sandanan ? Ce sont des armes de guerre et non des armes de chasse. Je me rappelle que Maréchal Déby avait envoyé Kalzeubé Payimi Deubet, il y a deux ou trois années au sud désarmer les gens. Et ceux-là, pourquoi on ne les a pas désarmés ? Va-t-on dire que ce sont les Séléka de la République centrafricaine qui sont revenus se mettre dans des ferricks des éleveurs pour commettre ces exactions ? En tout cas, il faudrait que justice soit faite, sinon, on ne peut pas héberger des étrangers qui retournent leurs armes contre nous.
Il y a quelques jours, une délégation gouvernementale s’était rendue à Abéché pour apaiser la tension sans véritablement arranger la situation, et le 4 mars 2022, le président du Conseil national de transition, Haroun Kabadi, descend à la tête d’une forte délégation du Mouvement patriotique du salut dans le Moyen-Chari pour le même but à cause du massacre de Sandanan. De telles actions sporadiques peuvent-elles ramener le calme et la cohabitation pacifique durable ?
Il faut reconnaître les us et coutumes de certaines personnes. Au niveau d’Abéché, ils vont certainement dire qu’ils vont payer la diya. Mais la diya ne ramène pas l’âme arrachée à quelqu’un. Ce sont des réparations dont on garde toujours les séquelles. Au Sud, les us et coutumes des gens leur empêchent de manger l’argent du sang. De ce côté, que dira le président du Cnt ? La première exigence des parents des victimes c’est d’enlever les administrateurs, parce qu’à chaque fois, ceux-ci viennent aux secours des agresseurs. Les gouverneurs, préfets, sous-préfets, commandants de brigade, tout ce beau monde appartient pratiquement à une seule ethnie. Pourquoi ? Le Moyen-Chari n’a-t-il pas de hauts cadres pour diriger leur province ? Le Moyen-Chari n’a-t-il pas des militaires ? Ces questions restent posées. Il y a une mauvaise foi et volonté politique pour ne pas ramener la paix. Ce sont des actes provoqués ; il n’y a ici aucun hasard. Si les gens doivent s’installer à côté de votre village pour vous attaquer, leurs habitations doivent être bannies. Par contre les villages spontanés installés par les éleveurs entretiennent de bonnes relations avec les autochtones. Entretemps, les agriculteurs faisaient parquer le bétail des éleveurs dans leurs champs pour les bonifier. C’était moyennant un pain de sucre, etc. Aujourd’hui, ces éleveurs s’installent avec les armes. Je suis d’accord pour qu’on bannisse ces ferricks. C’est un danger à côté de certaines communautés qui vivent en paix.
Toutes les conférences de réconciliation (Doyaba, Abéché, Khartoum, Kano 1&2, Lagos 1&2, Franceville, Tripoli, Cns, etc. entre autres fora) ont échoué. Quelles en sont les véritables causes qu’il faut exorciser ?
Certaines conférences d’Abéché et de Doyaba en 1963 n’étaient celles de réconciliation. A l’indépendance du Tchad, il y avait une quinzaine de partis politiques. Mais en 1962, les partis ont été supprimés à telle enseigne qu’en 1963, cela a explosé.
Pourquoi ?
En fait, c’était le gaullisme. De Gaulle avait demander aux pays africains sous tutelle française de supprimer tous les partis parce que le communisme risquerait de s’infiltrer à travers certains partis politiques. Et l’URSS allait s’installer, parce qu’on était à 15 ans de la fin de la 2ème guerre mondiale ; la France était complètement affaiblie. C’est l’URSS qui était en pleine expansion mondiale. Donc, le général de Gaulle cela. Et dans tous les pays francophones, on a supprimé le multipartisme. Mais au Tchad, les gens n’ont pas gobé et ça explosé. A Doyaba, c’était la même chose : “Un seul parti”, “Un seul homme” étaient les slogans. De Gaulle leur a demandé de trouver les raisons. C’était l’explosion. Après, il y a eu la main tendue de Tombalbaye, Malloum, le Frolinat a pris une autre direction. Son objectif était à part. Maintenant le Frolinat est au pouvoir depuis plus de 40 ans. Mais qu’est-ce qu’il a fait ? Il a détruit le pays. Nous sommes un pays pétrolier, mais toute l’économie du Tchad est par terre. Nous avons eu de l’argent pour enrichir des communautés. Et si le Frolinat avait le bon sens, on n’allait pas avoir 484 généraux dont plus de la moitié sont originaires de la même région et analphabètes, alors que c’est la région la moins densément peuplée. Tout ce qui passe résulte de la politique du Frolinat qui se résume en l’accaparement des terres, exclusion des autres, etc. On ne peut pas rester les mains croisés en tenant compte de ce fait du Frolinat. Il faut réagir. C’est pour cela que j’ai personnellement réagi en disant que le fédéralisme est le moindre mal, si on ne veut pas que le Tchad explose. En ce moment, le pays n’a pas changé. Le petit est en train de faire pire que son père. En un clin d’œil, à peine un mois après le décès de son père, on a abattu à balles réelles 17 jeunes lors des manifestations pacifiques. La fois dernière, pour le cas de Sandanan, c’était une manifestation au cours de laquelle les gens ont porté le noir en signe de deuil. On a cherché les gens habillés en noir dans les concessions du quartier Moursal. Pourquoi ne les a-t-on pas cherchés à la rue des 40 mètres ? Pourquoi n’a-t-on pas arrêté celles qui portent le “ibaya” (robe noire) ? A Moursal, on a même ôté l’œil d’une jeune femme ! ça veut dire que si on a tiré sur les manifestants de N’Djaména, c’est qu’on a aussi autorisé à tirer sur les gens de Sandanan.
Existe-t-il une cause plus profonde qui justifie le mal vivre ensemble entre Tchadiens ?
C’est la gouvernance du Tchad qui a conduit au mal vivre. Les éleveurs n’étaient pas contre les agriculteurs. C’est vrai qu’avec la sécheresse, les éleveurs qui avaient l’habitude de descendre du nord au sud sont allés un peu plus loin, là où ils n’ont pas des accords avec les autochtones. La raréfaction du pâturage en est une cause. Mais on constate que ce mal vivre n’est pas vécu partout au Tchad. A Léré par exemple, alors que cette zone dispose d’une herbe : l’Echinocloa, communément appelée bourgou très recherchée par les éleveurs, parce que prisée par le bétail, il n’y a pas de conflit éleveurs/agriculteurs. Cette herbe ne pousse qu’au Tchad et en Afrique de l’ouest. Elle est tellement bien gérée par un assistant du Gong. Mais dans les autres régions, comme le Logone occidental et oriental, la Tandjilé, une partie du Mayo-Kebbi et au Moyen-Chari, les éleveurs ont balayé d’un revers de la main le pouvoir des chefs de terre. Ils agissent comme en territoire conquis. Dans les couloirs de transhumance, ce sont les commandants de brigade qui protègent les animaux qui appartiennent aux hauts gradés, des gens du sérail. Leurs animaux ont toujours raison, même s’ils ravagent un champ d’autrui. Quand un troupeau passe par là, ils savent exactement à qui il appartient. Le Tchad est le seul pays où les militaires refusent les grades supérieurs, parce que si vous devenez capitaine, vous ne pouvez plus être commandant de brigade. La cause, c’est qu’être commandant de brigade est un fonds de commerce. Ils sont là depuis Habré et maintenant remplacés par les Zaghawa. Ça rapporte.
C’est la mauvaise gouvernance qui a engendré le mal vivre ensemble au Tchad. Ils ont instauré la hiérarchie du mépris. Telle ethnie est supérieure à telle autre ! Même si vous avez le même diplôme, on voit d’abord ton ethnie. Et si tu es d’une ethnie considérée par eux comme basse, on ne te donne pas ce poste. Déby a laissé derrière lui un héritage d’abus. Parce que la gouvernance se fonde d’abord sur l’injustice, sur le népotisme, sur la promotion de la médiocrité, de l’incompétence et surtout, sur la hiérarchie du mépris.
Quel regard jetez-vous sur les préparatifs du Dialogue national inclusif et souverain ?
J’en ai déjà parlé. Pour le dialogue national, il y a une mauvaise foi. Parce que ceux qui sont au pouvoir veulent faire de telle sorte que le pouvoir les légitime pour rester plus longtemps. Ceux-ci doivent venir au dialogue, ceux-là non, vous voyez le jeu. Au Togo, on a parlé de 12 groupes politico-militaires. A Doha, on compte 59. Ils sont sortis d’où ? 59 politico-militaires au Tchad ? Non ! Ils ont été fomentés à partir d’ici. Et de quoi ils vont discuter ? De leur sécurité c’est sûr, mais ils ne doivent pas discuter de la politique. A la Conférence nationale souveraine, on a invité les gens et on a assuré leur sécurité. Ceux qui sont au pouvoir ne sont apparemment pas capables d’assurer la sécurité des gens, étant donné qu’on a même tiré sur le ministre de la Sécurité publique ; on a même bousculé la femme du président. Si les politico-militaires veulent négocier leur sécurité, ils n’ont qu’à envoyer leurs représentants à N’Djaména le faire. Doha est un faux problème, ça ne va pas marcher. Le dialogue national, c’est déjà mal parti. Le Comité d’organisation du dialogue national inclusif (Codni) composé de combien de personnes, c’est aussi mal parti. 78 personnes qui le composent pour faire quoi ? A la Cns, on a pris une quinzaine de personnes pour la préparer. Ensuite, on a mis en place le Conseil national de transition qui doit représenter les députés. Non ! On doit inviter les gens : 1000 ; 2000. Le dialogue doit prendre le maximum des gens. Les problèmes du Tchad ne se limitent pas à 200 personnes. Or, on est en train d’éliminer certains. Au dialogue les gens doivent se réunir ; rédiger le règlement intérieur ; élaborer les statuts ; et on leur donne la souveraineté du dialogue. Et c’est pendant le dialogue qu’ils vont mettre en place un directoire qui aura la charge de diriger les travaux. A la fin, le Cnt va être mis en place. C’est le dialogue qui doit nommer les membres du Cnt. Dans la foulée, un homme de consensus doit être choisi pour poursuivre la transition. Dès que cet homme est choisi, les militaires doivent regagner les casernes. On peut lui donner 12 à 18 mois de transition pour mettre en marche un certain nombre de choses. Un cahier des charges lui sera attribué axé sur la justice, l’armée, les finances publiques, l’éducation, etc. Quand on aura tout fait, on doit revoir la forme de l’Etat, les subdivisions administratives. On ne peut pas continuer à rester dans l’Etat unitaire centralisé ou décentralisé, ça ne marche pas. C’est quand tout ce contour sera effectué qu’une Constitution sera mise sur pied.
A votre avis, quelle forme de l’Etat convient-elle au Tchad d’aujourd’hui ?
Le Tchad est un grand pays : 1 284 000 km2. Ça fait le tiers de l’Union européenne, piloté à partir de N’Djaména et on ne voit même pas ce qui se passe au fin fond. Le Borkou Ennedi Tibesti (BET) est plus grand que la France : 600 350 km2. Il fait dix fois et demie le Togo. Le Kanem : 114 500 km2. Il est aussi grand que le Cuba et le Bénin. Le Batha : 88 000 km2, est aussi grand que les Emirats arabes unis, Luanda, Lesotho et la Guinée équatoriale réunis. Le Chari Baguirmi : 83 000 km2, aussi que grand que l’Autriche. Le Ouaddaï : 76 000 km2. Il est aussi grand que le Sierra Leone et le Panama en Amérique centrale. Le Salamat : 63 000 km2, aussi grand que Sri Lanka au sud de l’Inde. Le Guéra : 59 000 km2, est aussi grand que le Togo. Le Moyen-Chari : 47 180 km2, est aussi grand que la Suisse. Le Biltine : 44 850 km2, est aussi grand que le Danemark. Le Mayo-Kebbi : 30 000 km2, est aussi grand que la Belgique. Le Logone oriental : 28 000 km2. Il est aussi grand que le Burundi et Haïti. Le Lac : 23 000 km2 est aussi grand que Djibouti. La Tandjilé : 18 000 km2 est aussi grand que le Swaziland. Le Logone occidental : 8 700 km2. Il est aussi grand que Porto Rico dans les Caraïbes en Amérique. C’est un agrégat d’Etats. L’Etat unitaire centralisé ne peut servir de levier de croissance pour propulser le Tchad vers la croissance. Jamais. Parce que l’administration est une machine, comme dit Antoine de Saint-Exupéry, plus elle est perfectionnée, plus elle élimine l’arbitraire. Or, le Tchad tourne avec trop de grincements dans ses entrailles. Le seul lubrifiant capable de mettre le moteur du Tchad en marche c’est le fédéralisme. Et c’est le moindre mal. Si on ne fait pas le fédéralisme, on ira vers la sécession. Aujourd’hui, beaucoup de pays veulent agrandir leurs zones d’influence. Pour peu que le pays se casse, ils vont s’attraper les morceaux. Si les gens ne veulent pas que le Tchad soit un pays un et indivisible, il faut que la politique soit redressée.
Qu’attendez-vous dans ce cas du Dialogue national inclusif ?
D’abord, est-ce qu’il va se tenir ? On est en train de reculer. On crée des bagarres un peu partout. L’administration tchadienne est bourrée, non seulement d’analphabètes mais d’étrangers analphabètes. On a donné des fusils à ces gens et ils se sont fait une place au soleil. Nous avons des généraux qui viennent du Darfour. Donc, avec ces gens, dès que vous voulez réparer comme avec le dialogue en préparation, ils vont tout faire pour casser. 62% de ceux qui tirent sur les gens à la police sont des étrangers. 35% sont des Tchadiens et 3% des étrangers. Vous pensez qu’ils vont vouloir que le Tchad se redresse ? Jamais.
Que faire alors pour renverser cette situation ?
D’abord la volonté politique. Si on a la volonté de conserver le pouvoir par les armes, les gens-là vont rester de leur côté et continuer en détruisant le pays. D’ailleurs, le pays est déjà détruit. On est l’un des pays les plus pauvres du monde : 187ème sur 189. En matière de démocratie, nous sommes loin du compte : 163ème sur 167 pays. Nous occupons le 160ème rang sur 180 en matière de corruption. Nous sommes parmi les 21 pays les plus corrompus. En matière d’administration douanière, on est avant-dernier. En compétitivité économique, on est le dernier. En infrastructures routières, nous sommes les derniers en Afrique. On a le pétrole, le gaz, l’or, l’uranium, le tungstène, le fer, le natron, des cultures de rente, etc. Qu’est-ce qui nous manque ? Un exemple pratique. Certains maires des communes et leurs conseillers ont à peine des motos. Celui d’Amdjarass a un coucou qui quitte sa ville et atterrit en Europe. Comment peut-on trouver 136 milliards de francs CFA en cash chez Salaye Déby ? Sans compter ce qu’il possède en banque. Même s’il gagne 5 millions de CFA par mois, il faut 28 200 mois, c’est-à-dire 2 267 ans pour avoir 136 milliards en 2015, puisque le scandale a eu lieu en cette année-là. Donc, il devait commencer par gagner 5 millions de francs CFA depuis l’an 252 avant Jésus Christ, et 822 ans avant la naissance de Mohamed (PSL) sans dépenser un sou. Comment redresser un tel pays ? Tout l’argent du pays est parti dans la poche d’un individu. On a trouvé 10,76 milliards de dollars cachés au Panama. Si le dollar fait 500 francs CFA, ça donne 5 380 milliards. Or, en dix ans de pétrole, on a eu 5 309 milliards. Comment voulez-vous construire ce pays-là ?
Interview réalisée par
Djéndoroum Mbaïninga