L’école tchadienne au bord du gouffre

Depuis plusieurs années, l’école tchadienne traverse une crise profonde. Infrastructures vétustes, manque de personnel qualifié, système d’enseignement très traditionnel, … les problèmes structurels se multiplient, accentués par l’absence d’une vision à long terme. À l’aube de cette nouvelle rentrée scolaire, ces défis se révèlent plus pressants que jamais, avec des cours perturbés par les revendications des syndicats enseignants. Les cris et les inquiétudes exprimés çà et là semblent laisser indifférents les pouvoirs publics. Pour mieux comprendre ces enjeux, nous avons rencontré le Dr Focksia Docksou Nathaniel, enseignant-chercheur à l’université de N’Djamena, maître assistant Cames par ailleurs co-auteur du livre intitulé “L’urgence de la refondation de l’école tchadienne”, coécrit avec le défunt pédagogue Djimrassem Thalès.

  Autrefois, l’école tchadienne était citée en exemple. Qu’est-ce qui faisait sa force à cette époque ?

D’abord permettez-moi de remercier votre journal de m’avoir accordé ce temps de parler de notre école et les défis qui se posent à elle. L’école tchadienne des années 1960 à 1990 était fondée sur quelques piliers malgré les difficultés structurelles et économiques du pays. L’éducation était valorisée et respectée comme moyen d’ascension sociale. Le métier d’enseignant était respecté et il y a une sorte de prestige social de devenir enseignant, car il est perçu comme un modèle dans la société. La discipline était de mise, c’est-à-dire stricte : respect des règles, de l’autorité et des enseignants. Les valeurs morales étaient transmises et respectées telles que le travail, le mérite, etc.

  Comment expliquez-vous la dégradation progressive du système éducatif jusqu’à la situation actuelle ?

Cette dégradation progressive est due à la déconsidération de l’école par les uns et les autres (les pouvoirs publics en premier et les autres à savoir d’autres politiciens et même certains enseignants). Les événements et conflits successifs ont fortement contribué à ce climat de dégradation, car on peut devenir fonctionnaire, militaire et autre sans avoir été à l’école et sans diplôme. Voilà la réalité aujourd’hui. Beaucoup d’autres moyens d’ascension sociale comme la lutte armée et la rébellion ont créé cette situation de dégradation.

  La carence des enseignants est criante aujourd’hui. Quelle en est, selon vous, la principale cause ?

Je ne dispose pas de statistiques des enseignants formés non intégrés à la Fonction publique, mais je puis dire qu’il y aurait un nombre important de ceux-ci en chômage. Être dans une situation de carence des ressources humaines alors qu’il y a des diplômés formés, ce n’est qu’une aberration et une dévalorisation de l’enseignement. Le problème des enseignants se situe aussi au niveau de leur répartition rationnelle et leur présence effective sur le terrain. Le gouvernement tchadien et ses partenaires ont fait d’efforts dans le sens de la formation des enseignants et des investissements, surtout ces dernières décennies mais beaucoup d’efforts restent à faire pour relever les vrais défis. Les réalités du terrain du Tchad sont complexes, car c’est un vaste État qui nécessite beaucoup de travail. En résumé, la cause c’est le manque de financement du système éducatif et la mauvaise gestion de maigres ressources allouées.

  Sur le plan des infrastructures, que retenez-vous de l’héritage du passé et comment évaluez-vous l’état actuel des établissements scolaires ?

Sur le plan des infrastructures, je ne rétiens pas grand-chose de l’héritage du passé, mais elles étaient insuffisantes. La population scolarisable a fortement augmenté, donc ces infrastructures sont vétustes et insuffisantes pour l’accueillir. Pour ce faire, beaucoup des infrastructures ont été construites mais elles demeurent tellement insuffisantes et désormais il faut prévoir plutôt que de courir derrière les urgences. C’est-à-dire qu’il faut faire l’effort d’anticiper ces situations au vu de l’expansion démographique en construisant des écoles. Beaucoup des établissements soufrent de manque des salles de classes, des tables-bancs, des tableaux, etc. Quand on arrive à une situation où certaines écoles privées surpassent les établissements publics avec ces accessoires élémentaires, il se pose un sérieux problème. La négligence de l’éducation nationale tchadienne est de mise.

Quelles conséquences cette crise de l’éducation peut-elle avoir sur les générations futures et sur le développement du pays ?

Les conséquences à long terme sur les générations futures et sur le développement du pays peuvent conduire à un faible niveau de compétence, car des élèves mal formés aujourd’hui deviendront des adultes peu qualifiés demain et peu compétitifs. Il y aura une forte baisse des opportunités d’emploi et une dépendance accrue à l’économie informelle et au travail précaire. En somme, notre capital humain ne répondra pas promptement aux défis de développement du pays et ceux du monde entier.

Quelles réformes ou solutions urgentes pourraient, selon vous, redonner à l’éducation tchadienne son prestige d’antan ?

Les solutions urgentes c’est d’investir massivement dans l’éducation qui est le principal pilier du développement d’un pays par la construction des salles de classe ou la réhabilitation des bâtiments existants ; former les enseignants en nombre suffisant et qualifiés, et surtout redonner à l’école son autorité perdue devant les parents et les apprenants. Les enseignants doivent avoir un traitement digne de leur métier en vue de susciter de nouvelles vocations, etc. Notre école doit être redynamisée, il ne manque pas de volonté pour la mettre sur le rail, mais des efforts doivent être redoublés. Mon livre co-écrit avec mon défunt collègue Djimrassem Thalès intitulé : “L’urgence de la refondation de l’école tchadienne”, paru chez L’Harmattan 2023, dresse parfaitement le corpus de la refondation de l’école tchadienne. Si nous voulons nous hisser au niveau des autres nations africaines et du monde, une éducation de qualité constitue un gage du développement de notre pays.

Propos recueillis par Lissoubo Olivier Hinhoulné