Les Tchadiennes dans la lutte du Rassemblement démocratique africain

Yéyon Lisette, épouse de Gabriel Lisette, est une Française originaire du sud de la France. Son époux, administrateur français, est un noir d’origine antillaise. Ce couple formé d’une blanche (Yéyon) et d’un noir (Lisette) ne passait pas inaperçu dans une société coloniale où le racisme régnait. Yéyon raconte ici son expérience de militante du Parti Progressiste Tchadien du Rassemblement Démocratique Africain (PPT-RDA) avec ses sœurs tchadiennes du Logone à partir de 1946. Cet article est un cadeau de N’Djaména Hebdo à toutes les femmes tchadiennes à l’occasion de leur Semaine nationale. A lire, absolument…

J’ai découvert les femmes africaines à Pointe-Noire, au Moyen-Congo, en août 1945, lors de la réunion “d’évolués” qui décida de la candidature de Félix Tchicaya à la 1ère  Assemblée constituante et à laquelle assistaient des femmes, dont une infirmière gabonaise: la sœur d’Aristide Issembé.

Quelques mois plus tard, en mai 1946, de passage à Bangui, chef-lieu de l’Oubangui-Chari, je fis la connaissance de la remarquable Jeane Vialle, métisse oubanguienne, ancienne résistante en France, et qui s’était mise au service de la cause émancipatrice des Africains.

Peu après notre arrivée à Moundou, au Tchad, en juillet 1946, je fus appelée un matin par Jean, notre boy gambaye, au chevet de sa femme qui se tordait dans les douleurs de l’avortement. Cette circonstance m’ouvrit les portes des femmes africaines de Moundou, et surtout me permit de rencontrer la forte personnalité qu’était la sœur de Palkoubou (Palkoubou était un fonctionnaire gambaye du poste).

Cette prise de contact se fit au village africain, dans la case de la parturiente. En vérité, j’étais, de cent coudées, moins expérimentée que la plupart d’entre elles. Je n’apportais à la jeune femme souffrante que le renfort de ma sympathie.

Contact avec les réalités tchadiennes

Tout se passa bien. La guérisseuse gambaye connaissait la formule du breuvage capable d’achever ce que la nature avait commencé.

La bonne santé de la jeune femme joua pour le reste.

Si, pour ma part, je n’avais rien fait, en revanche j’avais beaucoup appris. De surcroît, je m’étais acquis des amies tchadiennes. Moisson dont, sur l’heure, je ne pouvais imaginer la richesse ! La sœur de Palkoubou et quelques autres femmes tinrent à me raccompagner jusqu’à la limite des bâtiments administratifs. Là, descendant les trois ou quatre marches qui desservaient le bureau du chef de région, le docteur V. s’arrêta, regarda notre groupe, les yeux agrandis de surprise, un sourcil haussé. Je fis quelques pas vers le jeune médecin demeuré immobile et lui tendis la main en le saluant:

  • Non Madame, je ne serre pas des mains sales !

  • Sales ?

  • Oui, Madame, sales. Sales d’avoir serré celles de ce troupeau.

Je haussai les épaules, me retournai pour faire un signe amical au petit groupe attentif, et rentrai dans notre case de fonction.

Cet incident fut très commenté au village, par les femmes entre elles, par les “évolués” aussi. Les “évolués” décidèrent le soir même de nous tenir désormais informés de toute la vie du poste. Encouragées par eux, des femmes s’enhardirent à venir m’exposer leurs doléances.

Ces femmes de Moundou, illettrées, certes, mais dignes, courageuses, intelligentes, sensibles et sensées, qui ont parrainé ma première montée au feu au Tchad, symbolisent dans mon cœur les femmes progressistes tchadiennes qui, plus tard, entraînées par les admirables Hadja Halimé et Kaltouma, et encadrées par de valeureuses cheftaines de quartier ou d’ethnies apportèrent un grand, un très grand soutien à l’action du PPT-RDA.

Pleinement conscient du prix que notre choix nous ferait payer, Gabriel Lisette m’encouragea, cependant, à maintenir le contact avec les femmes de Moundou qui, depuis trop longtemps, attendaient que cesse la pause du destin de l’Afrique.

Nos débuts dans la lutte revendicatrice

Nous nous penchâmes d’abord sur le cas des femmes emprisonnées qui, attachées, deux par deux, par des chaînes aux chevilles, étaient contraintes de cultiver les jardins des Blancs. Le chef de région F …, de qui je sollicitais un geste humanitaire en faveur de ces prisonnières, parut indigné en apprenant ces prestations imposées aux détenues, et ce scandaleux travail forcé prit fin.

Oh, bien sûr ? Le chef de région n’alla pas jusqu’à dédire le chef de subdivision J… qui couvrait ces pratiques, mais, dans ce bastion du colonialisme qu’était le Tchad, l’idée ne nous serait pas venue d’en demander autant …

Notre deuxième revendication me donna beaucoup plus de soucis. Il me fallait obtenir que les prisonnières se lavent à l’abri de secos (paravents en paille tressée) et non pas sous le regard égrillard des gardes. Car, m’exposa-t-on, la quasi totalité des incarcérées l’étaient pour avoir fabriqué ou vendu du mérissé, l’alcool de mil, dont la vente était sévèrement réglementée. L’administration avait absolument raison : cette boisson obtenue par la fermentation du mil ravageait l’organisme. Mais, la tradition et l’ignorance, de la plupart des villageois, de ce qu’étaient les dégradations alcooliques, entraînaient la fabrication clandestine et des débits camouflés. Cette entorse aux règlements en vigueur n’empêchait que distillatrices et tenancières soient des femmes respectables. Refusant le voyeurisme des gardes, elles s’imposaient un manque d’ablutions et d’hygiène qui les humiliaient d’ailleurs presque aussi fort. Nous eûmes gain de cause, mais, il était certain aussi que nous n’obtiendrions plus aucune concession. Le chef de région avait eu un geste gentil et apaisant pour l’épouse de son adjoint, peut-être parce qu’il se trouvait dans un bon jour, l’esprit occupé par la chasse au buffle du lendemain, du côté de Baïbokoum et, aussi, par la date de son congé administratif qui approchait …

La “grève” des œufs au marché

Mais, il était tangible que son indulgence “à mes fantaisies” s’arrêterait là. La pudeur des femmes gambayes ! Quelle plaisanterie ! Même pour une parachutée ! Que dirait cette petite Mme Lisette, la première fois qu’elle irait en brousse et verrait les files de natifs se rendant au marché … hommes et femmes nus … ou tout comme, avec leur cache sexe d’herbes ou leur peau de bête …

Pour faire admettre “sa faiblesse” au chef de subdivision, il le fit rire. Pour se couvrir à l’avenir, il lui dit “Je vous l’adresserai désormais”.

Le fonctionnaire rit. Et, à son tour, il fit rire tout le poste. Certains taquinèrent Lisette. Nous fûmes invités chez les L. où l’on s’ingénia à jauger ma pudeur … Le lendemain, l’épouse du médecin-commandant, Mme B., écartée de ce dîner en raison du chassé-croisé de certains couples, vint me rendre visite et se servit de cet écho pour me poser des questions douteuses …

J’étais déconcertée. Ma perplexité laissa place à l’étonnement après que trois, quatre, cinq, et encore, et encore, des garçonnets m’eurent apporté des œufs. Le soir, j’avais reçu de pleines grosses calebasses d’œufs !

Ma plus proche voisine, Mme V. vint me trouver exigeant des explications : il n’y avait plus un œuf au marché. Plus un œuf à vendre au village. Les cuisiniers avaient unanimement déclaré : “Tous les œufs sont pour petite Madame Commandant. Les femmes ont dit qu’elle aime beaucoup les œufs”.

Au bout d’un ou deux jours, ces dames ne riaient plus. Pour éviter tout incident, du fait que le chef de subdivision était furieux, je dus faire dire au village de ramener des œufs au marché … C’était à mon tour de rire en mon for intérieur de la réponse du tac au tac des femmes gambayes aux femmes d’“essence supérieure”.

Les conversations des patrons que les boys rapportèrent au village et qui revinrent à nos oreilles par les Palkoubou, les Djasgarali et les autres “évolués” fréquentant la maison, révélèrent, chez les métropolitains, stupeur et, inquiétude devant la réaction, aussi paisible et limitée soit-elle, de ces Saras apparus, jusqu’ici, comme apathiques et soumis. La relation des conférences tenues par Gabriel Lisette à Poto-Poto (village africain de Brazzaville au Moyen-Congo) et à Fort-Lamy, se gonflait de détails faux et alarmants. La décision restrictive du gouverneur Rogue l’affectant “pour servir au chef -lieu” autorisait suppositions et critiques hostiles.

Bref, il ne fallait plus espérer trouver audience auprès du chef de région pour présenter le train des revendications importantes, que ce soit au sujet de la culture forcée du coton imposée aux femmes rurales ou au sujet du problème de la scolarisation de quelques filles. Au demeurant, il s’agissait déjà de problèmes dépassant son entendement de paternaliste, et surtout sa compétence.

Nous ne le savions pas encore, mais c’était sans importance.

La campagne électorale pour les premières élections législatives allait commencer. Bientôt nous pourrions réclamer tout haut – et très haut – le droit des Tchadiens à la dignité, à la justice, à l’évolution intellectuelle et sociale.

J’avais tout d’abord sympathisé avec des femmes gambayes et animistes. Une circonstance tragique – l’incendie de leur salle de séjour par l’explosion de la lampe à pression – m’amena à me lier d’amitié avec une musulmane, originaire du Nord, venue à Moundou pour y vivre avec Mr B., l’agent spécial. Elle était la mère de ses enfants.

Sarah fut toujours chaleureuse. Mais, entièrement satisfaite de son sort, elle était sourde à toute conversation dépassant le stade de la santé de ses enfants. Elle se déroba, chaque fois que j’exprimai le souhait de rencontrer d’autres musulmanes.

Ce fut grâce à Faki Ahouat que je retrouvai quelques femmes autour d’un thé. Isolées dans ce chef-lieu du Sud, elles ne se mêlaient pas à la population locale dont, par ailleurs, elles ne comprenaient pas le dialecte. Notre conversation avec interprète fut très limitée …

Les élections législatives de novembre 1946

Le soutien des femmes au cours de la campagne électorale fut discret, mais intense.

Beaucoup furent tout de suite conscientes de l’enjeu que représentait la candidature de Gabriel Lisette. Certaines s’exprimèrent comme des visionnaires. Leurs propos donnèrent à réfléchir aux travailleurs, surtout aux anciens tirailleurs qui, je cite : “sublimant l’esprit du clan ancestral, avec le désir de s’en distinguer, s’agglomèrent à un clan supérieur, l’armée, et votent pour un militaire …” (Rapport du Cabinet N° 183/C du 22/2/47).

Le jour de l’élection, le 10 novembre 1946, Gabriel Lisette se trouvait à Fort-Lamy. A la demande des “évolués”, je passais une grande partie de la matinée à proximité du bureau de vote en butte aux regards hostiles des métropolitains et aux propos vexatoires de certaines dames. Spontanément, de petits groupes de trois ou quatre femmes s’étaient relayés autour de moi. Cette compagnie me permit de conserver la contenance voulue.

A la proclamation des résultats : Lisette : 808 ; De Boissoudy : 40 ; Montchamp : 0, mes amies, intelligemment, continrent leur joie et me raccompagnèrent chez moi avec discrétion et dignité, donnant ainsi de nouvelles indications sur leur maturité.

La réaction des milieux européens à l’élection de Gabriel Lisette fut très vive. A Fort-Lamy, nous logeâmes dans une case appartenant à une femme arabe : Ousna, la compagne d’Aristide Issembé. Elle fut approchée par les “messagers” qui se disaient porteurs d’avertissements de “la police” ou de “la subdivision”, en vue de la dissuader de continuer à nous héberger.

Ousna résista aux pressions, bientôt suivies de menaces à peine déguisées. C’était une forte personnalité. Tout au long de la détention d’Aristide Issembé, arrêté sous un fallacieux prétexte, alors qu’il devait se présenter aux élections contre le colonel de Boissoudy qu’il avait déjà combattu lors de la consultation pour la 2ème Constituante, elle se conduisit de manière irréprochable. Et, pourquoi ne pas employer les propres termes d’Aristide Issembé : “admirable” !

Ainsi, ce fut dans la case d’une femme “résistante” que furent tenues les réunions préliminaires de la création du PPT-RDA.

Toutefois, Ousna et ses amies lamyfortaines n’allèrent jamais au-delà d’une solidarité, courageuse pour l’époque. La première fois que je suggérai que les femmes pourraient avoir un rôle actif aux côtés des militants progressistes pour aider à la promotion des Tchadiens – et des Tchadiennes – je n’eus aucun écho positif.

Ce furent Fort-Archambault et Moundou qui donnèrent les premières militantes. Peut-être y a-t-il à cela quelques raisons.

Après les élections de novembre 1946

Le Moyen-Chari et le Logone étaient deux départements de pointe pour la culture du coton. Les femmes rurales, cultivatrices soumises au travail forcé des “cordes de coton”, puis victimes du “marché de coton”, donc directement concernées par certaines revendications du PPT, avaient aussitôt compris que la section tchadienne du RDA serait leur meilleure arme pour combattre l’oppression et qu’elles se devaient de lui apporter leur soutien.

C’est ainsi que la lettre circulaire du 31 juillet 1947, signée par Toura Gaba, alors secrétaire à l’organisation du PTT, qui faisait le point de la situation cotonnière et annonçait le dépôt, par G. Lisette et les autres députés du RDA, d’une proposition de résolution en faveur du relèvement du prix d’achat du coton au producteur autochtone, fut lue et commentée par tous : hommes et femmes, dans les villages des régions productrices.

Fort-Lamy, par contre, était en grande partie composée d’une population flottante, détribalisée, de gens arrivant de la brousse, aux prises avec toutes sortes de problèmes d’adaptation ou de survivance au jour le jour …

A notre grand regret, lorsque Gabriel d’Arboussier adressa à toutes les sections du RDA la circulaire n° 15, du 14 mai 1949, qui transmettait l’invitation de l’Union des femmes françaises de participer à leur congrès national, notre section, qui ne savait déjà pas comment faire face à toutes les dépenses entraînées par sa mise en place, ne fut pas en mesure de payer le voyage à des déléguées tchadiennes.

Le 20 juillet 1949, François Tombalbaye, écrivait de Fort-Archambault (Moyen-Chari): “L’attitude des deux sections féminines manifestée au courant de la fête nationale (du 14 juillet) a bien augmenté la peur et l’inquiétude des Européens. Ce fut une surprise pour les colonialistes d’apprendre et de constater que des femmes sara, en tenue impeccable, pouvaient faire impression à une foule d’hommes.”

Plus loin, dans la même lettre :     “Nous organisons avec Dounia un meeting le 23/7/49 … il faudrait … et un livre sur l’éducation des femmes. Je ne saurais vous dire comment les femmes progressistes interviennent dans les réunions et d’une manière intelligente.”

En décembre 1949, Gabriel Lisette me demanda de faire connaître à nos militantes et sympathisantes le texte de la requête adressée, le 16 décembre 1949, au procureur de la république près le tribunal de 1ère instance de Grand-Bassam par: Mme Mockey, Mme Ekra Mme Vieira, Mme Lama Camara, Mme Séri Koré, Mme Monique Bekro, ainsi que le texte de l’impressionnant télégramme que le comité directeur du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) adressa le 27/12/49 au groupe RDA, à l’assemblée nationale, au sujet de “Grand-Bassam”.

En prenant connaissance de ces deux documents historiques, les femmes tchadiennes furent violemment émues par les souffrances de leurs sœurs ivoiriennes, électrisées par leur courage, plus motivées que jamais dans leur lutte anticolonialiste, impatientes de participer à la tenue du congrès du PPT, initialement prévu pour la fin de 1949.

Lorsque le gouverneur du Tchad signa, le 22 mars 1950, l’arrêté n° 110 CAG interdisant le congrès de la section tchadienne du RDA, et que Gabriel Lisette proposa que le congrès soit tenu, le 2 avril 1950, envers et contre tout, les femmes acceptèrent, toutes, de courir les risques de l’affrontement possible.

Il avait été prévu que le congrès proprement dit serait précédé, du 24 mars au 1er avril, de 12 cours baptisés “L’Ecole du RDA”. Gabriel Lisette demanda que soit ajoutée, à la liste établie des rapports, une intervention sur “l’organisation et la lutte des femmes” faite par une femme que désignerait le comité directeur.

Entre l’interdiction administrative du congrès et sa tenue clandestine, Gabriel Lisette, dans une circulaire du 29 mars 1950 qui analysait la situation politique au Tchad en général, et dans le Logone, et le Moyen-Chari plus particulièrement, écrivait : “Le stade du mouvement spontané est dépassé et la conscience politique des masses devient une réalité qui paie nos efforts … Les femmes, surtout, nous donnent de grands espoirs.”

L’école du RDA et l’organisation des femmes

L’assemblée générale du PPT se tint le 2 avril 1950. Des femmes de Fort-Lamy y assistèrent. Egalement des militantes de Moundou et du Moyen-Chari. Certaines, comme Madame Fatima Monique (de la section de Koumra), Madame Yambo Joséphine, Madame Chouma (très écoutée à Fort-Archambault), Mme Yogué Anna (section de Moïssala), pour ne citer que des porte-parole, firent des interventions très écoutées.

Mme Yogué termina son exposé en déclarant qu’elle était satisfaite d’avoir suivi les cours de “l’Ecole du RDA”, non seulement pour sa propre formation, mais, surtout, pour la possibilité qui lui avait été offerte d’être en mesure, à son tour, d’éduquer ses parents de Moïssala, ainsi que les femmes de cette section.

Mme Fatima Monique intervint dans le même sens, puis, exhorta tous les congressistes à mettre en pratique les enseignements de ce congrès.

Au cours de cette assemblée générale, il fut décidé de créer des sections féminines. Mme Kaltouma devint la présidente de celle de Fort-Lamy.

Une démonstration du sang-froid des femmes progressistes, face à la provocation et de leur rôle politique efficace, fut donnée au cours des événements de Moundou (Logone), en mai 1950, appelés “l’affaire Markus”.

N’Golo, nommé chef de canton de Moundou sous l’administration du gouverneur Rogue, commettait tant d’exactions que les Gambayes, excédés, l’obligèrent à “traverser le fleuve”. Ce résultat fut acquis en une heure et les gens rentrèrent chez eux avant que le chef de subdivision eût le temps d’être informé et de réagir. Ce dernier, F., fulminait, et, pour jeter de l’huile sur le feu, il incita un Camerounais, Markus, à solliciter la chefferie vacante. Ce dernier, commerçant avisé, apprécié des Tchadiens, céda aux pressions de compatriotes intéressés et accepta de postuler pour la chefferie.

Un des militants des plus actifs, Oumarou, ayant croisé la route de Markus, lui fit, amicalement, entrevoir les difficultés au rôle de chef de canton gambaye pour un Camerounais, fût-il estimé de la population. Le chef de région B. prit prétexte de cette intervention d’Oumarou pour le jeter en prison. Emoi de la population qui se rassembla une deuxième fois. Bakary Robert réussit à calmer la foule, aidé par les femmes progressistes. Calmes, regagnant tranquillement leurs cases, elles dédramatisèrent de façon décisive la situation et contribuèrent à éviter aux hommes de tomber dans le piège de la provocation qui devait justifier la répression.

Actives, calmes, incorruptibles, elles continuèrent inlassablement la propagande du PPT-RDA.

L’affaire Markus confirma le courage des femmes

Le 12 juillet 1950, Gabriel Lisette leur adressa la lettre circulaire suivante : “Chères amies,

J’ai appris le bon travail que vous avez fait. Il faut continuer car, si les hommes sont seuls à réclamer les droits, les choses ne peuvent pas aller aussi vite que si vous êtes avec eux.

Continuez bien dans cette voie, car c’est ainsi que nous assurerons le succès de nos revendications et le triomphe de nos listes pour les élections prochaines. Meilleur souvenir et bonne santé.

Lisette”. En suite des décisions prises en assemblée générale du congrès PPT, des sections féminines se créèrent. D’abord, dans trois grands centres du Tchad : Fort-Lamy, la capitale administrative, Moundou, le chef-lieu du Logone et Fort-Archambault, le chef-lieu du Moyen-Chari.

La présidente de la section féminine de Fort-Lamy, originaire du Sud, Mme Kaltouma, se révéla une progressiste dynamique, efficiente et persévérante.

Il était évident qu’au départ il serait difficile de réunir, dans un même groupe de travail, des femmes du Sud et des musulmanes de l’est ou du nord. Ainsi, les femmes du sud se groupaient dans ma cour et les femmes musulmanes siégeaient dans la cour mitoyenne de Kétékéré. Ensuite, il fut décidé, dans un souci d’efficacité, de tenir les réunions par quartier, et, dans certains quartiers, également par ethnies : femmes foulbées, femmes gambayes, femmes kotoko, femmes laka, femmes ouaddaï, femmes kanembous …

Au début, pour faciliter notre tâche, des militants nous accompagnèrent. Nous étions assistées de Mahamat Fellata, appelé “papa RDA”. Foulbé très imprégné de la doctrine du RDA, militant infatigable respecté de tous, il était l’interprète idéal. Parfois, aussi, des “sages”, comme le père Matar Adré ou Faki Abdoulaye nous apportaient leur concours. Nos réunions portaient sur les conditions d’hospitalisation, les difficultés du ravitaillement et, déjà, chez les femmes du Sud, sur les problèmes de scolarisation des filles. Nous abordions également l’hygiène, les soins aux enfants, le rôle des vaccinations, l’entretien des puits à ras de terre dans les cours, la lutte contre les moustiques.

Avec Kaltouma et Hadja, nous songions à d’autres actions, mais il fallait éviter d’irriter les maris et d’effaroucher les femmes en abordant prématurément des sujets délicats tels que l’excision des filles, certaines conditions coutumières déplorables de l’accouchement, les mariages traumatisants des petites filles et des vieillards, l’allègement des travaux multiples et épuisants qui incombaient aux femmes rurales.

Cela viendrait – et vint – dans un deuxième temps. Après la création des “Femmes progressistes du Tchad”.

Lors de la conférence territoriale du PPT, qui se tint du 5 au 8 mai 1958, à Fort-Lamy, la présidente de la section de Fort-Lamy, Madame Kaltouma, prit la parole pour exposer le bilan d’activité des sections féminines. Au nom de toutes, elle “exprima l’attachement des femmes au parti et à ses leaders”.

Les femmes du PPT étaient maintenant conscientes que l’action du PPT-RDA avait été réalisée grâce à l’union de tous les progressistes : de toute ethnie, de toute religion, de toutes couches sociales. Elles étaient conscientes de ce que cette union avait accéléré, pour le Tchad, l’octroi des libertés, la défense du travailleur et du citoyen, la promotion politique, économique et humaine.

Elles avaient la certitude, et la fierté, d’avoir apporté une grande contribution au développement et aux succès du PPT, mais, elles savaient, aussi, qu’elles marquaient certains retards au sein du mouvement : d’abord, du fait qu’elles avaient été plus négligées que les hommes par le colonisateur, ensuite parce qu’elles avaient tardé à s’organiser en sections féminines, parce qu’elles n’avaient pas eu le bénéfice de contacts interterritoriaux, également parce que leur action, dans un premier temps, n’avait pas été organisée en vue d’une action continue.

Elles se savaient plus démocrates que les hommes : elles n’avaient pas, au départ, appuyé leur action, comme les hommes, sur l’élite intellectuelle, mais, au contraire, elles avaient suivi, pour leurs comités de quartier ou de village, la voie démocratique.

Un autre point fort des femmes PPT, même si cela s’expliquait par la différence de fonction sociale entre l’homme et la femme, était qu’il n’y avait pas d’exemple que la femme tchadienne ait cédé à la corruption colonialiste.

La femme PPT ressentait son aptitude à exprimer les aspirations des sœurs citadines ou rurales. Elle réalisait que, par sa lutte pour une promotion féminine, elle avait mérité le respect, la sympathie et l’aide fraternelle des hommes progressistes.

Les femmes PPT étaient prêtes pour définir un programme féminin, déposer les statuts de leur mouvement, réorganiser les comités de quartiers et de villages sous l’autorité de cheftaines et, dans la foulée, faire appel à la collaboration des amies métropolitaines.

Il fut alors décidé de regrouper toutes les sections féminines du PPT en un mouvement : “Les femmes progressistes”.

Leur programme s’appuyait sur trois thèmes principaux : Le programme politique : le même que celui qui, depuis 1946, guidait l’action du PPT-RD A. Le programme civique : axé sur l’éducation civique en vue de la participation des femmes aux activités des municipalités nouvelles et des institutions rurales. Le programme social : très vaste, couvrant l’ensemble des problèmes sociaux où la femme et l’enfant étaient concernés.

Yéyon Lisette

Revue de l’Institut africain de

recherches historiques et politiques,

Fondation Houphouet Boigny, n° 4,

pages 50-57, 1947.