“Les Tchadiens aspirent à la fédération”

C’est la conclusion que tire votre invité de l’Hebdo, Manasset Guéalbaye, Docteur l’Etat en économie qui a milité jeune en France dans le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat). L’un des acteurs principaux de la Cns de 1993, il a occupé plusieurs postes de responsabilité (secrétaire d’Etat à l’Intérieur et à la sécurité publique, ministre des Finances, directeur général du Commerce-industrie et Dg des grandes institutions de la République et des projets, consultant, membre du Gra-Appel pour l’appel du 21 juin 2021, …). Il analyse dans cet entretien, l’actualité politique, jette un regard critique sur les préparatifs du Dialogue national en cours, indexe la France d’être à l’origine de faire et de défaire les pouvoirs au Tchad. 

Sur les événements de Sandana, je suis stupéfait par l’ampleur des tueries, assassinats et crimes de toutes sortes qui endeuillent les populations tchadiennes au cours de ces derniers temps.  Tout se passe comme s’il n’existe pas d’Etat, dont la fonction première est d’assurer la protection des populations, en garantissant la défense et le maintien de l’ordre.

Des jeunes en nombre et les forces vives de la nation sont arrachés de leur terre et à la vie par la folie meurtrière d’éléments armés, souvent instrumentalisés par des forces obscures tapis dans l’ombre qui cherchent à assouvir leurs desseins criminels et macabres. Certains de ces criminels semblent être connus des autorités tchadiennes pour leur participation active aux mouvements de rébellion contre le pouvoir centrafricain. Il ne s’agit donc pas manifestement de simples actes de criminalité, mais probablement d’une véritable guerre de quatrième génération engagée par les anciennes puissances coloniales pour maintenir le Tchad dans la division, l’instabilité, les conflits tribaux et religieux. Dans cette guerre de rapine où les traîtres à la nation et autres agents de renseignement,  comme ceux ayant causé la désolation à Sandana, prospèrent. La faillite de l’Etat miné par le népotisme, la corruption, l’impunité, le communautarisme, la gabegie et la gestion calamiteuse du capital humain offre le cadre de ces dérives.

  Quelles solutions préconisez-vous ?

Il faut refonder l’Etat et instituer le fédéralisme comme mode d’exercice du pouvoir, avec une présidence tournante au sommet de l’Etat. Et la refondation de l’Etat, c’est toutes les questions relatives à l’existence du territoire dans ses limites internationalement reconnues. Et qui parle de la refondation appelle à l’existence de la population qui réside sur le territoire, avec son mode de vie, sa culture (us et coutumes), sa religion, ses activités. Activités économiques, est-ce que les agriculteurs et éleveurs se sentent dans leur peau ? Sinon, quelles sont les mesures propices à leur proposer ? Il s’agira donc à la conférence de voir si cette population vit dans sa peau, est sécurisée et protégée. La première question renvoie aux capacités de défense de cette population sur son territoire. Si les gens se rendent compte qu’il y a des faiblesses et des défaillances à ce niveau, il faut proposer des mesures de réforme qui feraient que le Tchad se retrouve dans ses frontières délimitées, internationalement reconnues. Nous avons déjà connu des problèmes avec la Libye sur la bande d’Aozou. Il ne faut plus qu’on connaisse d’autres problèmes demain. Avec le Nigeria, le tracé de la frontière au niveau du Lac Tchad n’est pas encore réalisé. Je me rappelle à l’époque, j’étais secrétaire d’Etat au ministère de l’Intérieur et de la sécurité, j’ai effectué ma première mission à l’extérieur à Maiduguri (Nigeria), l’un des tchado-nigérian qui avaient pion sur rue m’avait approché pour me dire qu’il ne faut pas évoquer le problème de tracé des frontières entre le Tchad et le Nigeria. A l’époque, le président Habré avait eu des problèmes avec les nigérians. Les militaires tchadiens et nigérians se sont même affrontés au bord du Lac Tchad à cause ce problème de tracé des frontières. Jusqu’aujourd’hui, ce problème n’est pas réglé. Si on n’y prend garde, on risque de se retrouver dans les mêmes difficultés que le Cameroun a connues avec le Nigeria sur la presqu’Île de Bakassi. La question de la reconnaissance des frontières est une question essentielle qui fonde l’existence de l’Etat. Les conférenciers doivent s’interroger si sur ce point de vue, il n’y a pas de problème.

  Le 3ème élément qui fonde un Etat, c’est l’existence d’un gouvernement qui définit la politique du pays et qui l’applique. Le gouvernement d’aujourd’hui et celui d’hier ont-ils été à la hauteur de leur mission ? Si les gens pensent que tel n’a pas été le cas, ils doivent proposer des mesures.

Le 4ème élément, c’est la capacité de l’Etat à entretenir des relations avec d’autres Etats. Est-ce qu’aujourd’hui l’Etat tchadien a cette capacité pour assumer sa souveraineté par rapport à d’autres Etats et par rapport à d’autres pays qui l’ont colonisé et qui sont encore très pesants dans sa politique ? C’est la réponse à ces questions centrales qu’il faut refonder l’Etat et proposer des mesures de réformes qui permettent à l’Etat de s’assumer, exercer sa souveraineté et défendre les intérêts des populations qui vivent sur ce territoire. Il faut avoir un gouvernement qui élabore une politique répondant aux aspirations de ses populations, aux intérêts du pays et qui soit capable de défendre internationalement les intérêts du Tchad. A ce titre, cet Etat peut signer des accords, non de vassalité, mais des accords gagnant-gagnant avec les autres Etats dans l’intérêt supérieur de la Nation. Cela conduit nécessairement à voir comment l’Etat est peuplé. Quels sont les groupes qui contrôlent l’Etat ? Aujourd’hui, nous avons un clan allié aux intérêts français qui contrôle l’Etat. Le dialogue doit se préoccuper de cette question parce que si ce n’est pas fait, demain l’administration territoriale sera peuplée des mêmes personnes, des commerçants ou éleveurs qui vont s’imposer aux populations locales. Si cette question de l’appartenance au niveau de l’appareil de l’Etat  n’est pas réglée, ce qui est prévu d’être fait va tomber à vau-l’eau. La situation présente va se reconduire. Le règne de la médiocrité va continuer à prévaloir. La gabegie, le népotisme, tous ces travers-là vont perdurer. L’Etat a un rôle de régulation par rapport à l’économie, au marché. Il a un rôle de redistribution à travers les impôts, d’aider les plus faibles, les retraités, les jeunes sans emploi, …. Il faut que les emploient se créent, que les industries se réalisent. Le rôle essentiel d’un Etat est d’assurer la sécurité des populations en garantissant la défense et le maintien de l’ordre. Toutes ces fonctions de l’Etat méritent d’être passées au crible. Tout naturellement, en parlant des problèmes liés à l’appartenance de l’Etat, on est obligé de s’appesantir sur la forme de Etat qui permet de capitaliser toutes ces mesures. C’est le fédéralisme. Actuellement, nous vivons dans le cadre d’un Etat centralisé à visage démocratique. Un Etat qui affiche sa prétention de faire la décentralisation, de faire participer le peuple à sa gestion. C’est de la poudre aux yeux. Si la GTZ a décidé de fermer boutique et quitter le Tchad, c’est parce que notre partenaire allemand a constaté le manque de volonté pour avancer sur la voie de la décentralisation, malgré les investissements réalisés. Je le dis en connaissance de cause parce que j’ai effectué plusieurs missions de consultation au niveau des projets Prodalka et Prodabo. Ceux qui, malgré les résultats catastrophiques de plus de 30 décennies de règne s’évertuent à nous reproduire le schéma de l’Etat unitaire centralisé ou fortement décentralisé nous proposent un mirage. Les gens aspirent à la fédération.

  De report en report, le pré-dialogue aura-t-il finalement lieu ?

Il n’y a pas de raison que le pré-dialogue ne puisse pas avoir lieu. La dernière tentative : la vraie ou fausse audio de Timane Erdimi pour faire dire à certains parlementaires que dans ces conditions, le gouvernement s’interdit d’aller au dialogue si l’intéressé entend y participer, ne tient pas la route. Les dernières informations révèlent que le ministre centrafricain de l’Agriculture avec qui s’entretiendrait Timane Erdimi n’est pas en fonction depuis deux ans. D’autres sources indiquent que la personne avec qui Timane s’entretenait est un agent de l’Agence nationale tchadienne de sécurité. Si tel est le cas, c’est un montage pour compromettre les bonnes relations que nous avons avec la République centrafricaine. Un plan est vite monté pour envoyer les militaires quadriller Sandanan pour procéder aux fouilles des armes. Or, l’objectif est plutôt ailleurs. Tel que les choses se passent, on est parti pour ne pas tout faire en 18 mois. Et il faut tenir compte de la saison des pluies.

  Que dites-vous du dialogue national inclusif en préparation ?

Le Dialogue national inclusif et souverain (Dnis) ne doit pas être un exercice de conservation du pouvoir par le clan et ses appuis extérieurs. Le refus de réviser la Charte de transition qui concentre tous les pouvoirs entre les mains d’une seule personne non élue par le peuple ; la mise en place unilatérale d’un gouvernement dit de transition ; la création d’un  Comité d’organisation du dialogue national inclusif (Codni) et d’un Conseil national de transition (Cnt) composés de partisans  et la répression aveugle des manifestations populaires, jointe à l’exclusion des forces vives du processus de dialogue national constituent les signes manifestes de la volonté du Conseil militaire de transition (Cmt) et de ses soutiens français de perpétuer le régime actuel de honte nationale.   Pour sauver les meubles, j’exhorte le Président du conseil militaire de transition (Pcmt) qui est politiquement et institutionnellement au centre du jeu, à changer de logiciel, pour autant que ses appuis intérieurs et extérieurs lui laissent le champ libre. Il est à son avantage d’avoir proclamé la souveraineté du Dialogue national inclusif. Mais cette souveraineté sera une coquille vide si, au préalable, l’agenda du dialogue, qui est d’essence politique et les critères de participation au dit dialogue ne sont pas adoptés de manière consensuelle par toutes les parties concernées.

Le Groupe de réflexion et d’action pour l’appel du 1er juin (Gra-appel du 1er juin 2021) a eu le mérite de faire des propositions pertinentes à ce sujet.  On en retiendra que l’agenda du dialogue doit se préoccuper de l’examen de la question de la refondation de l’Etat qui est actuellement dans un coma profond. Cette thématique mérite d’être sérieusement débattue au triple point de vue de son appartenance (quels sont les groupes qui contrôlent l’appareil d’Etat, …), de son rôle (assure-t-il la protection des populations en garantissant la défense et le maintien de l’ordre, …) et de l’exercice de la souveraineté nationale (souveraineté monétaire, capacité à entrer en relation avec les autres États, …).

En lien avec cette question centrale sur la refondation de l’Etat, les conférenciers doivent prendre position sur la forme de l’Etat. Ils doivent indiquer comment les populations tchadiennes désirent exercer le pouvoir au Tchad. Veulent-ils l’exercer dans le cadre d’un État unitaire centralisé ou faiblement/fortement décentralisé, caractérisé par l’existence d’un seul pouvoir politique détenu au niveau national, exerçant la souveraineté et dont les décisions s’appliquent sur l’ensemble du territoire tchadien dans le cadre d’une citoyenneté unique ? Ou bien font-ils le choix d’un État fédéral/semi-fédéral comme cadre d’exercice du pouvoir ?

En cas de désaccord entre les participants au dialogue national sur la forme de l’Etat, le peuple sera consulté par référendum.

De deux, la mise en place d’une Commission paritaire chargée d’élaborer le projet de Constitution sur base des orientations/résolutions issues des échanges sur les questions de refondation et de forme de l’Etat. De trois, le programme du gouvernement de transition et la nomination des principaux responsables des organes de la transition. Quatrièmement, la mise en place des organes chargés de l’organisation des élections.

Le déroulement des points précités de l’ordre du jour ne saurait éluder les points relatifs à la mise en place du présidium, à la proclamation de la souveraineté du dialogue, au règlement intérieur du dialogue, à la révision de la Charte de transition.

En conclusion, il faut retenir que le succès du dialogue dépendra de la volonté à la base des acteurs politiques nationaux de se départir de leurs  intérêts égoïstes et du jeu trouble des anciennes puissances coloniales pour penser le devenir du Tchad et ses populations.

  Qui doit participer au Dialogue national inclusif et souverain ?

Chacun y a droit, mais il faut faire un tri. Cette sélection ne doit pas être arbitraire. Il doit être adossé à des critères pertinents permettant d’aboutir aux résultats efficaces escomptés.

Le paysage politique tchadien compte plus de 217 partis politiques et plus d’un millier d’Organisations de la société civile (Osc) classés en deux groupes. Ceux qui soutiennent le Conseil militaire de transition et les opposants au Cmt. Sur cette base, le Gra-appel du 1er  juin 2021 propose quatre critères de participation au dialogue pour les partis politiques : la représentativité au plan local et national ; la présence et l’influence visible dans le pays et dans les médias ; la disposition d’une opinion argumentée par rapport à l’agenda du dialogue et la capacité de participation efficace aux débats constructifs permettant d’aboutir à un consensus.

Pour les groupes armés, le critère est l’effectivité de la présence et de l’influence sur le terrain, dans le pays et dans les médias. Parce que parmi eux, bien de groupes s’affirment comme tels et ne sont représentés ni sur le terrain, ni dans le pays ni dans les médias. Il ne faut pas perdre de vue que de la même manière qu’il y a des partis godillots créés sous l’instigation du pouvoir, il y a aussi ce type d’organisations politico-militaires créées pour des raisons alimentaires et communautaires. Leurs discussions tourneront autour des questions de désarment, de démobilisation, d’indemnisation et d’intégration de leurs bases militaires dans l’armée pour profiter de faire recruter leurs parents et amis. Pour les Osc, le critère parlant est qu’elles sont proches du pouvoir et de l’opposition. En lien avec ces critères, des quotas seront attribués à chaque groupe et sous-groupe de participants selon la taille des participants (1000, 500, 300). C’est un dialogue constructif qui aboutira à un consensus. Tout cela revient à la qualité des gens à désigner pour participer au dialogue, qui doivent accepter le compromis pour l’intérêt supérieur de la Nation.

  Jeune, vous avez milité dans le Frolinat qui détient aujourd’hui les rênes du pouvoir depuis plus de trois décennies et dont on sait les résultats de sa gestion catastrophiques. Quel est votre avis sur la gestion du Frolinat qui continue à présider à la destinée du Tchad ? 

Par apparence, on peut porter un tel jugement, puisque les personnes qui peuplent l’Etat, l’administration centrale et territoriale sont à grande majorité issues des régions du nord du pays. De là, l’amalgame est vite réalisée. Mais je pense que les choses sont beaucoup plus complexes. Et l’Etat, dans le rôle qu’il jouait a été contesté par les cadres qui, idéologiquement servaient de ciment à cette modification. Devant les prétentions de certains cadres du Frolinat d’ouvrir la lutte à d’autres tchadiens ressortissants d’autres régions et à d’autres pays dits de l’Est à l’époque, l’ancienne puissance colonisatrice et les pays arabes se sont coalisés, soit pour éliminer le Frolinat, soit pour le dénaturaliser. Et ils ont réussi à le dénaturaliser. Les grands artisans de cette stratégie-là sont la France et la Libye. Cette dernière entendait aussi satelliser le Tchad et s’accaparer de son territoire. C’est dans ce contexte que le Frolinat a pris le pouvoir. Nous étions des jeunes étudiants venant de France. Nous nous sommes engagés avec l’actuel ministre d’Etat Acheik en 1977. Par la suite, nous nous sommes retrouvés en Libye. Quand nous étions partis en Libye, le colonel Kadhafi a dit aux principaux chefs de tendance militaire de faire attention à ces jeunes qui sont arrivés. Ça veut que nous n’étions pas les bienvenus. Tout cela pour dire que sous l’apparence d’une homogénéité affichée, nous étions traversés par des courants plutôt contradictoires. Donc, c’est une erreur d’avoir un regard unifié, monolithique de cette organisation-là et de ce que les personnes qui ont appartenu à ce mouvement et qui sont au pouvoir réalisent. Pour l’essentiel, tous ceux qui ont accédé au pouvoir y sont parvenus grâce aux interventions de la France. Et tous ceux qui ont tenté de tourner le dos à la France ont payé de leur vie ou de leur réussite.

Interview réalisée par

Djéndoroum Mbaïninga