Quand un problème est mal posé

En tant que chercheur, je travaille depuis plusieurs années sur la résolution des conflits en Afrique. Et j’ai appris une chose : lorsqu’on pose mal un problème, on ne contribue plus à le résoudre. C’est bien ce qui s’est toujours passé dans mon pays. Par tous les moyens, on cherche à noyer le poisson et surtout à abuser les opinions des Tchadiens.

Le plus lucide de nous tous est le président de la République Idriss Déby Itno en personne. Il connaît les tenants et les aboutissants de chaque conflit. Tous les analystes des discours politiques peuvent en convenir.

La personne la plus consciente de tous ces massacres est bien le président de la République. En 2019, il disait ceci: “Les conflits intercommunautaires ne sont pas simplement localisés dans une seule province du Tchad mais pratiquement sur l’ensemble du territoire. C’est un phénomène qui est quelque part initié ici à N’Djaména par des hommes politiques. Je pense que nous devrions engager une guerre totale contre ceux qui portent des armes illégalement et contre ceux qui sont à l’origine des morts d’hommes due à ces conflits sur l’ensemble du territoire”.

Le gros problème que nous avons dans notre pays, c’est que l’on rejette toujours tout sur l’autre. On ne connaît pas l’autocritique. On ne se dit que l’on peut être responsable face à un problème qui surgit.

Pour ce qui concerne les conflits entre les “éleveurs et les agriculteurs”, le problème est très mal posé du simple fait que nous avons toujours fait la confusion entre les acteurs en présence.

A mon avis, il y a trois principaux acteurs et non deux que l’on réduit par paresse à “éleveurs/agriculteurs”.

Les premiers sont constitués de propriétaires de bétail. Ce sont en fait eux qui sont les éleveurs. Ce sont en fait à eux que le chef de l’Etat s’était adressé le 8 novembre 2020 à Koumra alors qu’il dévissait avec les militaires. Il les connaît tous bien. Il sait qui en dispose ou pas, et c’est pourquoi il leur a lancé cet “avertissement” “d’arrêter immédiatement” ou, à défaut, de “déposer la tenue militaire”. Ce sont des galonnés. S’ils ne sont pas des gouverneurs, préfets ou sous-préfets, ils sont obligatoirement en charge de la sécurité. Ce sont les piliers du système. On ne les verra jamais derrière les bœufs ou les chameaux pour les faire paître. Ils ne connaissent pas les pâturages et autres surfaces champêtres. Ils sont dans des bureaux et font fructifier leurs affaires. Et quand il y a de problèmes fâcheux, ce ne sont ni eux ni les leurs directs qui sont concernés.

Les seconds acteurs sont les bouviers. Ce sont des agents des premiers. Ce sont eux qu’on met devant les scènes. Ce sont eux qu’on pousse aux crimes. Ils sont tout simplement utilisés. Ils sont malproprement qualifiés d’éleveurs par le commun de citoyens. En général, ils sont recrutés parmi les anciens éleveurs qui sont, depuis fort longtemps, en rupture de ban avec la fortune ancestrale constituée des produits de l’élevage. Parmi eux, on peut trouver des Peuls et autres Haoussa. Ils ont certes le savoir-faire, mais très peu d’entre eux sont des propriétaires. En contrepartie de leurs services, ils peuvent être rétribués par les premiers. Ils sont établis depuis très longtemps sur le même territoire que les troisièmes acteurs qui vont suivre, à savoir les agriculteurs. Ils parlent la même langue locale, le massa, le toupouri, le moundang ou le mossey. Dans le canton Bérem, à Gounou-Gaya, à Gam, à Bongor, à Fianga, à Binder, à Léré la plupart s’occupe en faisant du commerce. C’est grâce aux Foulbè et autres musulmans que la plupart des cadres du grand Mayo-Kebbi ont pu étudier. Je suis aujourd’hui reconnaissant à Malloum et à son épouse Kadidja qui m’avaient accueilli en 1966-1967 à Gounou-Gaya alors je n’y connaissais personne. Toute la terre du Mayo-Kebbi est aussi la leur. Ce sont eux qui ont vulgarisé la religion musulmane chez nous. Mon père que je n’avais pas connu savait parler l’arabe et le foulbè. Aujourd’hui encore, les miens qui sont restés dans mon village, bien que n’étant pas musulmans, se comportent comme les Peuls et les Arabes en maniant leur langue.

Ceux qui sont derrière les conflits appartiennent tous au système en place

Souvent et à certaines périodes de l’année, on voit arriver les Bororos dont les femmes vendent les produits laitiers en contrepartie de la céréale de nos parents. Mais eux, restent en lisière du village et respectent l’écosystème en place.

Enfin, il y a la troisième catégorie d’acteurs : ce sont les agriculteurs. Je les aurais bien qualifiés de cultivateurs. Ils sont sédentaires, et ne vivent que de leurs produits issus des travaux champêtres. Ce sont les principales victimes des transhumants qui viennent détruire leurs champs. Ce sont des passifs et c’est parmi eux qu’il y a le plus de victimes.

Entre les deux derniers acteurs, je veux dire les bouviers alias éleveurs et les agriculteurs, la cohabitation a toujours été plus ou moins parfaite. Dès qu’un problème survient, les autorités traditionnelles le règlent pacifiquement.

Alors d’où viennent les problèmes au point où l’on parle maintenant de conflits intercommunautaires? A plus de soixante ans, c’est maintenant que je me vois en train d’apprendre toutes ces mauvaises nouvelles qui endeuillent nos parents. Certes, la population a considérablement augmenté et l’écosystème s’est dégradé. Les problèmes peuvent ne pas manquer d’apparaître, mais doit-on en conclure qu’il s’agit bien de conflit intercommunautaire qui est en cours chez nous? Peut-on un seul instant imaginer que des Banana se soient levés comme un seul homme pour aller attenter à la vie de leurs congénères des tribus peul ou haoussa tout simplement parce qu’ils sont musulmans, Peuls et Haoussa? Je ne crois pas. Pourquoi aller si vite en besogne?

Pour moi, ce qui se passe dans notre pays et qu’on qualifie pompeusement de conflits intercommunautaires est dû à la mal gouvernance. Les Tchadiens du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest s’aiment. C’est la défaillance du régime Mps qui en est à la base. Ceux qui sont derrière les conflits et qui détiennent des armes de guerre appartiennent tous au système en place. C’est Déby et son système qui ont créé les conditions objectives et subjectives de leur perpétuation. Ils ne veulent pas les régler tout simplement parce que ça leur permet de perpétuer leur régime. Je ne vois vraiment pas où, sur ce territoire national tchadien, les miens et moi-même nous nous sentions mal aimés. C’est éviter de faire son bilan catastrophique que le régime s’appuie sur des soi-disant conflits intercommunautaires.

On ne sauve pas un peuple pour ensuite le priver de ses droits

A l’occasion de la proclamation de l’indépendance du 28 novembre, en présence des clergés toutes obédiences religieuses confondues, le chef de l’Etat a dit que si les Tchadiens veulent un changement, il faut qu’ils déchargent leurs cœurs des haines qui les enveloppent. Pour lui, les Tchadiens doivent regarder l’avenir. Il n’est pas question de diviser les Tchadiens pour chercher à les faire retomber dans une période sombre. Car, selon lui, les Tchadiens qui ont vécu les périodes sombres du passé connaissent les conséquences et ne souhaitent plus jamais retomber dedans. Comme pour faire écho à son chef, Monsieur Mahamat Zen Bada, secrétaire général du Mps, parti au pouvoir depuis 30 ans dit ceci : “Pendant que le Maréchal et le Mps sont en train de continuer dans la caravane, il y a des chiens qui aboient. Ces chiens qui aboient veulent l’effusion de sang. Ils veulent que le Tchad se déchire, ils veulent ramener le Tchad aux années 80”. Toujours ces années 80 dont tout le monde sait qui étaient les tenants et les aboutissants.

Y aurait-il un lien entre ces discours de menace, et ce qui vient de se passer dans le canton Bérem et ailleurs sur l’ensemble du territoire national depuis si longtemps? Cherche-t-on absolument à trouver de boucs émissaires à qui faire porter des responsabilités? Il y a fort à parier que tout y ressemble comme deux gouttes d’eau. Mais sans manquer de respect au Mps qui nous régente depuis trente ans de quel droit les responsables de ce parti peuvent traiter les opposants légitimes selon la constitution de chiens?

Comment peut-on traiter de chiens des opposants qui cherchent seulement à s’exprimer démocratiquement? Pourquoi utiliser de façon scélérate une soi-disant loi portant sécurité sanitaire pour empêcher les partis de mener leurs activités? Pourquoi accepter que le Mps se mette en campagne sans respecter cette même loi qui va courir jusqu’en mars, soit tout juste un mois avant l’élection présidentielle alors que les autres leaders de l’opposition sont enfermés chez eux? Comment comprendre que des pays comme le Bénin, le Burkina Faso, le Mali ou la Guinée ont pu organiser des élections présidentielle et législatives au moment où sévit le coronavirus? Est-ce être un chien que de décrier cette situation injuste en organisant un forum citoyen?

De toute façon, pour se réconcilier, on n’apporte pas un couteau qui tranche mais une aiguille qui coud. En se comportant de la sorte au Mps, Zen Bada et ses acolytes devraient apprendre qu’un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayures. Il ne tire jamais de leçons de ses expériences. Avant la caravane, il y a eu toujours de chiens. Tout ce qui monte descend. On ne sauve pas un peuple pour ensuite le priver de ses droits. Le général De Gaulle ou Nelson Mandela auraient aussi pris en otage leur pays. Les menaces qui font allusion aux années 1980 n’impressionnent plus personne. De toute façon, quand le chat n’a plus faim, il accuse la souris d’avoir un derrière qui pue. Vivement que le premier décembre 2020 vous apprenne quelques leçons de vie en pensant aux chiens que constitue le peuple. Quand le soleil brille, il n’oublie pas le petit village.

Pr Avocksouma Djona Atchénémou