Le Tchad apparaît depuis fort longtemps comme le terreau fertile d’instabilité sur tous les plans. La question des droits de l’homme, de par sa délicatesse et sa spécificité, est gravement menacée. Des arrestations aux assassinats en passant par les enlèvements, la situation sécuritaire du pays doit interpeller et mérite une attention particulière. Mahamat Nour Ibedou, ancien président de la Commission nationale des droits de l’homme (Cndh) fait le point et appelle à la responsabilité des dirigeants.
En tant qu’ex-président de la Commission nationale des droits de l’homme, quel est votre point de vue relatif à l’enlèvement de Gam Robert, Sg du Parti socialiste sans frontière (Psf) ?
Avant d’être ex-président de la Cndh, je suis d’abord défenseur des droits de l’homme. Et en tant que tel, j’estime quand même que la disparition forcée du camarade Gam Robert est révélatrice du climat de terreur qui a été institué maintenant. Et franchement, ça nous interpelle tous en tant que défenseurs des droits de l’homme, parce qu’il est vrai que l’atmosphère est devenue irrespirable. Le Tchad n’est plus un État de droit ; le Tchad n’est plus un État démocratique. Pourquoi, parce que les arrestations sont complètement arbitraires. Il n’existe plus de droits d’opinion, il n’existe plus de droits de manifestation. Il n’existe plus de liberté en tant que telle. À l’époque, toute voix, si petite soit-elle, qui est discordante, soit on ne la considère pas, soit on intimide un peu, … Mais cette fois-ci, on arrête complètement. C’est-à-dire, il suffit de donner son opinion pour être arrêté. Figurez-vous que dans un pays où le droit d’opinion est complètement inexistant maintenant, dans un pays où le fait de demander la libération d’un camarade entraîne une arrestation ; dans un pays où le fait de donner une opinion contraire ou de dénoncer un arbitraire ou une barbarie quelconque est puni d’une peine d’arrestation, même les lanceurs d’alerte comme Ahmat Haroun Larry ont été arrêtés pour leur opinion, pour leur manière de dénoncer ce qui ne va pas. Or, le droit d’avoir une opinion est un droit fondamental, selon la Constitution et la déclaration universelle des droits de l’homme. Et tant qu’un État continue à arrêter toute voix discordante, quand un État continue à réprimer tout ce qui ne va pas dans le sens de ce qu’il souhaite, tant qu’un État estime qu’il a raison sur tous les plans malgré les injustices constatées, nous ne sommes plus dans un État de droit. C’est dire que c’est carrément une dictature, il ne faut pas qu’on nous fatigue, qu’on nous dise que nous sommes dans une démocratie, non, nous ne sommes pas dans un État de droit, c’est de la dictature pure et simple. Et donc c’est le moment où il faut vraiment que les gens réagissent, parce que tant que les gens restent amorphes, nos autorités vont continuer à bafouer les droits fondamentaux, pourtant, elles ont le devoir d’assurer ces droits-là, parce que ces droits sont inaliénables, parce que ce sont des droits élémentaires dans une société qui se dit démocratique. Même le citoyen lambda a le droit d’avoir une opinion sur la gestion des affaires de son pays, combien de fois un chef de parti, combien de fois un défenseur des droits de l’homme. Et donc, tant qu’on continuera à emprisonner les gens qui ont un avis contraire de ce que les autorités préconisent, nous sommes déjà dans un déni de principes et c’est de l’injustice pure et simple et c’est une violation flagrante des droits fondamentaux.
Des enlèvements dont les cas de l’Abbé Madou et du journaliste Badou Oumar Ali sont encore frais dans les mémoires. Pensez-vous que les droits humains sont bannis au détriment d’une politique qui banalise l’humain ?
Oui ! Et là, nous pouvons le dire sans crainte. Parce que, par principe, un gouvernement par exemple, c’est lui qui est au service du bien-être de la population. Ce n’est pas l’inverse ! Ce n’est pas la population qui est au service de l’État et qu’elle doit lui obéir, non ! Il semble qu’il y a des élections avec tout ce qu’il y a comme controverse. Et après les élections, ça suppose un régime démocratique. Et ce régime qui se dit démocratique se met à arrêter les gens parce qu’ils ont une opinion contraire de ce qu’il pense, ça veut dire qu’il n’y a plus de démocratie là-dedans. Les exemples nous ont été donnés. Les enlèvements de l’Abbé Madou, du journaliste Badou Oumar Ali, de Ahmat Haroun Larry, et récemment de Gam Robert, chef de Parti socialiste sans frontières, dont le premier dirigeant a été assassiné, les militants de ce parti étaient arrêtés et c’est normal que le Sg demande leur libération, parce qu’il s’agit des prisonniers politiques, et là c’est arbitraire. Et donc pour nous, l’enlèvement de Monsieur Gam Robert caractérise un régime complètement répressif. Parce qu’un régime de droit, un régime qui se dit démocratique, même dans les arrestations, doit respecter une certaine procédure. Mais quand on vient à la maison, on enlève le type ou dans la rue, on l’enlève, mais ça c’est les pratiques des gangsters, c’est un gangstérisme d’État, et là, c’est grave. Ça veut dire que l’être humain n’a aucune valeur aux yeux des autorités. Or, si elles sont là, c’est parce qu’il y a cet être humain.
Ne pensez-vous pas que les arrestations et enlèvements arbitraires des hommes politiques et des leaders d’opinion sont un frein à la promotion de la défense des droits de l’homme au Tchad ?
Absolument ! Quand nous étions à la tête de la Cndh, nous avions l’opportunité de nous approcher des autorités. Et là, je crois qu’avec le contact que nous avions avec elles, il y a eu une amélioration sensible du respect des droits de l’homme. Mais là, on m’a vidé de la Cndh après deux ans alors que mon mandat était de quatre ans parce que nous dérangeons, justement parce que nous avons le devoir de protéger les droits de l’homme dans cette institution. C’est une institution d’État, c’est vrai. Mais c’est une institution indépendante. Et elle tire cette indépendance d’une disposition des Nations unies. Et donc en tant que Cndh, institution souveraine, autonome et indépendante, nous avons le devoir de protéger les citoyens, et tout ce qui n’est pas normal, il faut qu’on intervienne. Nous étions intervenus à l’époque quand nous étions à la tête de la Cndh. Nous avions contribué à libérer beaucoup de personnes qui avaient été arrêtées arbitrairement et nous avions contribué à former même certains responsables des forces de l’ordre dans le sens du respect des droits de l’homme. Nous avions organisé des ateliers et des séminaires pour certains acteurs sociopolitiques. On était sur une bonne lancée et voilà que nous n’avions pas pu terminer notre programme, parce que j’avais beaucoup d’ambitions pour la Cndh. Malheureusement, je n’ai pas pu concrétiser ce que je voulais faire. Mais quand même, je pense que pendant les deux ans, il y a eu une amélioration sensible. Mais après, c’est fini. Il y a eu l’assassinat de Yaya Dillo, l’arrestation de Ahmat Haroun Larry, l’enlèvement de l’Abbé Madou puis du journaliste et d’autres anonymes parce qu’il faut le dire, il n’y a pas qu’eux. Ça, ce sont juste des personnes connues. Mais il y a d’autres anonymes dont on parle après leur disparition ou même après leur libération. Donc, le gouvernement a fait une dérive terrible. Et ça, comment au 21ème siècle, un leader d’opinion ou un chef de parti politique ne peut pas demander la libération de ses camarades sous peine d’être enlevé… C’est grave ! Ça veut dire que nous ne vivons plus dans un régime de droit et démocratique. Franchement, nous tendons vers une dérive dictatoriale et c’est inacceptable.
Le pays n’est-il pas en train de s’acheminer vers un parti-État ?
Bon, je ne crois pas. Parce que le parti, disons, les autorités veulent toujours un saupoudrage démocratique à leur système pour cacher leur dictature. Elles vont toujours garder un semblant de démocratie, il y aura toujours des accompagnateurs qui seront là pour valider tout ça. Et je crois que la carapace va être maintenue pour la consommation extérieure. On dira qu’il y a des partis politiques alors qu’en fait, il n’y en a même pas. Il y a quand même quelques partis qui font de la vraie opposition même s’ils ne sont pas nombreux. Mais leur voix n’est pas audible et même le climat actuel n’est pas propice, c’est une décrispation au niveau politique et social. Parce qu’en principe, il doit toujours avoir un dialogue entre le gouvernement et les partis de l’opposition pour des sujets qui regardent le bien-être de la population. Mais les gens font simplement du figuratif avec les partis qui n’existent pas. Et les partis d’opposition qui existent ce sont les partis que les autorités ont créés elles-mêmes pour en faire accompagnateurs ? C’est avec ces partis-là que le gouvernement fait semblant de travailler alors qu’il y a la vraie opposition qui est là mais vers qui le gouvernement ne se tourne pas. Or, ce sont les Tchadiens, les responsables et donc les problèmes du Tchad les concernent au même titre que le gouvernement. Et on ne peut pas continuer au 21ème siècle, surtout en 2024 à revenir vers la dictature, ce n’est pas possible. Il y aura toujours des voix qui vont dire non. Et à un certain moment, tant qu’on continue à exagérer, on va pousser le bouchon très loin et la bouteille va sauter. Ça c’est clair.
L’affaire Gam Robert n’est-elle pas une goutte d’eau qui déborde le vase en droit de l’homme ?
Absolument ! Parce que Monsieur Gam Robert n’est pas un simple citoyen. C’est un chef de parti. Ça veut dire que, pour le moment, en l’absence du Président, c’est le Sg qui fait office de président et c’est un dirigeant politique. Par conséquent, il doit être épargné, respecté par le pouvoir parce que lui également il a un parti politique avec un projet de société et des ambitions puisqu’il aspire à prendre le pouvoir et c’est son droit le plus absolu. Comment il ne peut pas réclamer la libération de ses militants, ce n’est pas possible. Et on l’enlève en plus. C’est pour nous faire comprendre que la barbarie a atteint un seuil tel qu’on ne peut qualifier ce système que de dictatorial.
Que recommandez-vous face à ces récurrents troubles qui entravent les droits humains ?
Pour le moment, il faut dire que l’atmosphère qui est créée depuis un certain temps est irrespirable. C’est dire que ce n’est pas en créant un climat de pareil qu’on peut diriger un État. Et le fait qu’aucun acteur, ni associatif, ni politique n’est écouté … parce que figurez-vous que non seulement il n’y a pas les droits d’opinion, de parler, mais également, on empêche les gens de réfléchir. C’est très grave. Le Tchad n’appartient pas seulement au gouvernement, mais à tous les tchadiens et tous les tchadiens ont le droit de s’organiser tel que le dit la Constitution. Oui, les tchadiens ont droit d’avoir leur opinion. Mais les uns empêchent les autres de réfléchir, c’est de l’esclavage. Ça veut dire que tout ce qui concerne ce pays ne nous regarde pas, non ! Ça je crois qu’ils se trompent lourdement. Nous savons que tout le monde a le droit de réfléchir, c’est d’ailleurs élémentaire et c’est le droit le plus absolu. L’enlèvement de Monsieur Gam, en soi, est très grave, intolérable et révélateur de la dérive dictatoriale qui est en train de s’installer. Sa disparition forcée peut être amputée à l’État parce que nous savons qu’elle est survenue au lendemain de sa déclaration réclamant la libération de ses camarades.
Votre mot de fin…
Notre mot de fin va à l’endroit des défenseurs des droits de l’homme, des leaders d’opinion, des intellectuels, parce que, en tant qu’intellectuel, on ne peut pas laisser passer quelque chose comme ça, c’est inadmissible. Un intellectuel a quand même le devoir de réfléchir pour améliorer un tant soit peu, et peut-être aider le gouvernement réceptif à énumérer certaines choses, au-delà même de son engagement dans une association. En effet, les intellectuels doivent se réveiller, et surtout les jeunes doivent prendre conscience. Parce que les membres du gouvernement, ceux qui sont aux commandes, ils envoient leurs enfants dans des écoles pour effectuer des grandes études, dans des écoles prestigieuses, et ils embrigadent ici des jeunes dont ils drainent les énergies vers des folklores pour animer les campagnes électorales. C’est très grave, c’est criminel. Il faut que les gens prennent conscience et savoir qu’ils ont le droit de ne pas être utilisés comme ça à des fins électorales et éphémères. Figurez-vous qu’il n’y a pas une porte d’emplois, aucune politique d’emploi, rien. Par exemple, tous les “clandomen” que vous voyez en ce moment, ce sont des grands diplômés. Or vous partez quelque part, ceux qui travaillent, ce sont des cancres généralement. Finalement, l’on est désespéré face à l’harmonie du pays, presque hypothéquée. Il faut donc des jeunes qui doivent prendre conscience et réfléchir sur leur sort. Je ne leur demande pas de courir dans les rues et casser, non. Mais je dis qu’ils peuvent mener des actions efficaces pour se faire entendre. Ils peuvent, par exemple, organiser des sit-in, des manifestations, des concerts pour sensibiliser l’opinion et le gouvernement sur leur situation. Les dirigeants des associations des droits de l’homme doivent sortir un peu de leur léthargie parce qu’à l’époque du Maréchal, nous avions constitué un contre-poids et quelquefois, nos actions paient. Maintenant, il ne faut pas se laisser emporter par ces arrestations et intimidations. C’est d’ailleurs éphémère. Ils peuvent arrêter quelqu’un, mais pas ses idées, ils finiront par abandonner bientôt. Oui, tout le monde doit prendre conscience que ce pays appartient à tout le monde, ce n’est pas pour une catégorie de personnes. Ce sont nos dirigeants qui instaurent cet apartheid, mais il ne faut pas laisser faire. Au-delà des actes de barbaries, de violations des droits de l’homme qui clochent tous les jours, il y a également cette injustice en sourdine. Le népotisme. Vous allez dans certains endroits où il y a une administration d’État mais vous constaterez qu’il y a une seule ethnie. C’est grave parce que ça nourrit un sentiment d’injustice, de haine qui peut entraîner des frustrations et conduire à un bouleversement. Ce pays n’appartient pas à un clan, moins encore à un club d’amis. Il appartient à tout le monde.
Interview réalisée par Toïdé Samson