11 août: Garondé Djarma témoigne

A quatre vingt deux ans et huit mois, l’octogénaire fait preuve d’une mémoire vive remarquable. Avec des détails près, il raconte le 11 août 1960 et compare les différents régimes qui se sont succédé. Entretien.

  Le Tchad s’apprête à célébrer les soixante ans de son indépendance. Qu’est-ce que cela vous inspire et quel bilan faites-vous de ces 60 ans?

Avant l’indépendance, il n’y avait pas assez de cadres formés. A titre d’exemple, la promotion du Bepct au Tchad remonte en  février 1952, date de sa première édition. Il n’y avait que sept admis, Tabane Pierre un daye, Charles Abdelkader un mongo, Ouaméné Daniel un toupouri, Mahamat Krigua un gnilim ou boha, Naodingar Joseph un sara, Moussa Raoul un sara et Ekoué Eugène un togolais né à Mongo. C’était la première promotion, et les épreuves étaient corrigées à Bordeaux. Il n’y avait pas de conneries ni de tricheries dans les corrections. Je suis intégré à la Fonction publique de l’Afrique équatoriale française (Aef) le 1er septembre 1954 et travaillé six ans avant l’accession du Tchad à l’indépendance. C’étaient des gens sérieux, corrects qui travaillaient et arrivaient à l’heure. Le niveau de vie était très abordable. Mon premier salaire à l’intégration était de 6.683 francs. J’ai servi successivement à Abéché, Amdam et Goz-Beida comme infirmier de 1er échelon, avec le même salaire et bénéficiais d’une indemnité de 80 francs par jour, lorsque je couvre les localités pour les vaccinations. Quand l’indépendance a été proclamée, j’étais en poste à Goz-Beida comme fonctionnaire de 3ème échelon, avec un salaire de 13 224 francs.

Un matin, le chef de district, un européen, a convoqué tous les fonctionnaires y compris le sultan de la ville, pour informer de l’accession à l’indépendance du Tchad. Tous devraient être le lendemain devant le bureau pour la levée des couleurs. Je me suis retrouvé avec des amis Natoïngar Michel, enseignant et Bétouabaye Gaston de l’agriculture, tous deux de Bodo. Puisqu’ils venaient du sud, et connaissaient les politiciens comme Gabriel Lisette et autres, je leur ai demandé c’est quoi l’indépendance. Ils m’ont répondu que le temps est venu pour les noirs de remplacer les blancs et ont simplement dit que c’est ça l’indépendance et qu’on va être souverains. Le lendemain, le regretté Seïd Bauche, qui était sous-préfet, a lu le discours et proclamé l’indépendance. Puis les couleurs bleu-or-rouge sont montées et c’est tout. Nous étions conviés le soir à la résidence pour un apéritif. Voilà ce à quoi se résume l’indépendance, disons notre indépendance nominale.

Là où je ne suis pas d’accord avec l’indépendance, c’est qu’avant son avènement, lorsque votre femme accouche, vous bénéficiez des frais de maternité de 24 000 francs si c’est une fille et 18 000 francs pour un garçon. Ensuite chaque mois, une allocation de 1 200 francs pour le garçon et 1 500 pour la fille est versée. Après l’indépendance, cela a été réduit à 600 francs. C’est pourquoi jusqu’aujourd’hui, je continue ma rébellion contre l’indépendance. Le bilan est macabre. L’indépendance n’a amené que des mauvaises choses. Les gens croyaient que pour être indépendant, il suffisait d’avoir une hymne nationale, un drapeau et un siège à l’Onu. Ce n’est pas suffisant.

  Quelle comparaison peut-on faire des différents régimes successifs?

De Tombalbaye jusqu’à nos jours ce sont toujours les blancs qui commandent et dirigent véritablement. Sous le régime de Tombalbaye, tout marchait très bien. Il a la chance d’être Sara Madjingaye, donc issu d’une ethnie où culturellement on ne vole pas. Lui au moins avait fait des réalisations. Il y a eu l’huilerie d’Abéché, la SIVIT et la STT à Fort-Archambault, les Brasseries du Logone inauguré le 15 janvier 1965 à Moundou, et quelques bâtiments bien construits. S’il avait eu les moyens dont disposent les voleurs d’aujourd’hui, il allait certainement transformer la capitale en Londres. C’est à cause du pétrole qu’il a été tué. Les français disaient qu’il n’y avait pas du pétrole au Tchad et il a soutenu le contraire en faisant venir les américains, qui ont confirmé l’existence des gisements pétroliers, avec la société Conoco. Ils l’ont tué.

Les petits officiers faucons qui sont la cause de l’arrestation du général Malloum par Tombalbaye, le 24 juin 1973, sont poussés au pouvoir. Malloum est issu de l’école Maréchal Leclerc de Brazzaville et est rentré en septembre 1955 avec le grade de sergent. Jusqu’à ce qu’il devienne président de la République, il n’a pas changé sa façon d’être calme, d’une grande sagesse, avare en causerie, un bel homme dense au caractère paisible. Au coup d’Etat du 13 avril 1975, il est nommé chef de l’Etat et président du Conseil supérieur militaire, le 15 avril. Pour lui, Hissène Habré qui a pris en otage Madame Claustre, le 21 avril 1974, devrait traiter plutôt avec le pouvoir de N’Djaména au lieu de le faire directement avec la France. Il a estimé que c’est porter atteinte à la souveraineté du Tchad, n’a pas accepté et a demandé à la France de quitter le territoire. Pour les français, c’est un affront et ils l’ont fait tomber.

Goukouni est le fils d’un sultan. Par rapport aux fils des coupeurs de route, il n’a pas  eu la même éducation. Pendant ses vacances, il était resté auprès de son père et a suivi comment ce dernier gère les ressources humaines. Même s’il est limité intellectuellement, il a su faire preuve de sagesse par rapport à son éducation et sa brève occupation de la présidence du Tchad.

Pour les autres c’est normal qu’ils volent parce que le vol est une vertu culturelle chez eux. Aujourd’hui est-ce qu’on peut dire que la vie a évolué avec tous ces gâchis et pillages? Maintenant, nous menons une vie de galère. Un petit commandant qui vient de la brousse, et n’a jamais travaillé un jour, ni cotisé se retrouve retraité avec une pension de 500 000 francs CFA et un petit colonel 600 000 francs. Moi qui suis infirmier diplômé d’Etat à la retraite après 44 ans de service, je perçois une pension de 250.550 francs par trimestre. Tout est pour les militaires, par le seul fait que le président est un militaire. Voilà comment on punit des fonctionnaires loyaux. Au temps de Tombalbaye, les ministres touchaient 200 000 francs et le préfet aussi percevait 200 000 francs. Je le précise bien pour avoir été sous-préfet à Aboudeia en 1974 et 1975. Aujourd’hui, les préfets continuent de gagner 200 000 francs et les ministres, à peu près 2 millions de nos francs par mois. Vous voyez l’injustice?

  Il y a deux discours qui se tiennent. Celui qui dit que le régime actuel est le prolongement du Frolinat et l’autre qui soutient que le Frolinat a échoué…

C’est vrai, le gouvernement actuel est la continuité du banditisme et je suis d’accord avec ceux qui pensent ainsi. J’ai été membre du comité exécutif du Frolinat et même nommé dans un gouvernement mort-né, ministre de l’Intérieur et de la sécurité publique, le 2 juin 1982. Puis Habré nous a chassés, le 7 juin. C’est la continuité parce que le Mouvement patriotique du salut est la milice du Frolinat. En vérité, tous nos présidents travaillent avec les instructions de l’Elysée. Ce n’est ni toi, ni moi, ni Déby qui décidons, mais Paris! Tout est entre les mains de la France. Notre sort est lié aux intérêts de l’Elysée. Comme le 11 août est une indépendance nominale, il sera installé ce jour comme un maréchal nominal.

Roy Moussa