La France n’a jamais considéré ses anciennes colonies africaines comme des entités réellement indépendantes

L’affaire Sylvain ITTÉ : une analyse juridique

Depuis quelques jours, Emmanuel Macron s’évertue à contester le congédiement de l’ambassadeur de France auprès de la République du Niger par la junte qui a renversé le président Mohammed Bazoum le 26 juillet 2023. Ce refus de se soumettre à l’injonction de la junte s’inscrit dans le sillage de la non-reconnaissance des nouvelles autorités par la France. Dans cette passe d’armes inédite dans les rapports entre l’ancienne puissance coloniale et les pays de son pré carré africain, divers arguments sont mis en avant par la France, et notamment son président Emmanuel Macron, pour justifier son refus de rappeler son ambassadeur. Ces arguments vont de l’inconstitutionnalité ou l’absence de légitimité constitutionnelle des autorités militaires nigériennes à l’absence de démission formelle du président déchu et captif. Face à la France, la junte militaire, forte d’un certain appui populaire et du soutien de quelques pays voisins, en dépit des sanctions particulièrement sévères prononcées par la Cédéao et endossées par l’Union africaine (Ua), affirme disposer des pouvoirs nécessaires pour agir au nom du Niger. Au-delà de la passion politique qu’elle suscite, notamment en ce qui concerne le rejet de la politique étrangère française dans la bande sahélienne, cette affaire pose quelques questions juridiques, objet de cette analyse sommaire. Que valent les arguments français au regard du droit international et des pratiques et usages diplomatiques ? Quelles obligations pèsent sur les autorités nigériennes de fait quant au sort de l’infortuné ambassadeur Sylvain Itté ?

Le principal argument mis en avant par la diplomatie française, notamment par le président français Emmanuel Macron, est relatif à l’absence de légitimité démocratique ou constitutionnelle de la junte nigérienne. Un tel argument, s’il peut se justifier au regard des instruments juridiques continental (Ua) et sous-régional (Cédéao), n’a aucun fondement concret dans le droit international. Sur le plan africain et sous-régional, en effet, il existe des textes sur la base desquels la légitimité démocratique ou constitutionnelle d’un régime peut être contestée ou questionnée. Ainsi de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (Cadeg) et du protocole additionnel de la Cédéao sur la démocratie qui prohibent formellement les changements anticonstitutionnels de gouvernement. L’article 2 de la Cadeg prescrit ainsi que “l’accès au pouvoir et son exercice doivent se faire conformément à la constitution de l’État partie et au principe de l’état de droit” tandis que l’article 23 prévoit que des sanctions appropriées soient appliquées en cas de “putsch ou coup d’État contre un gouvernement démocratiquement élu”. Un tel dispositif existe également dans le protocole additionnel de la Cédéao qui proscrit aux points b et c de son article 1er toute accession au pouvoir en dehors d’élections libres, honnêtes et transparentes et tout changement anticonstitutionnel de gouvernement. À noter que ces dispositifs ont été confortés à l’occasion du sommet des Chefs d’État et de gouvernement du 28 mai 2022 à Malabo en Guinée Équatoriale dans la foulée des coups d’État au Mali, au Burkina, en Guinée Conakry et au Soudan notamment.

À l’évidence, la France a non seulement endossé ce cadre juridique ainsi que les sanctions prononcées par les instances africaines (Ua et Cédéao), mais elle en fait, en outre, une interprétation contraire au texte et à l’esprit même du cadre juridique des relations diplomatiques. En effet, bien qu’établi et fourni, ce cadre juridique reste limité au contexte africain et ouest-africain et ne saurait être invoqué dans le cadre des relations diplomatiques qui, elles, restent régies par la Convention de Vienne du 18 avril 1961. Sans doute conviendrait-il de rappeler que malgré les condamnations de principe depuis la consécration des textes interdisant les changements antidémocratiques de gouvernement (avant la Cadeg, il y a eu la Décision d’Alger en 1999 et la Déclaration de Lomé en 2000), les États africains n’ont presque jamais envisagé de rompre leurs relations avec les États mis en cause. Jusque-là, les sanctions ont été, à juste titre, limitées à la suspension desdits États des rencontres statutaires avec, toutefois, l’obligation pour ces derniers de continuer à honorer leurs engagements statutaires, en particulier le versement des cotisations et autres droits. Dans la plupart des cas, les canaux diplomatiques n’ont pas été complètement rompus. Ce qui, au passage, s’inscrit parfaitement dans le cadre de la convention de Vienne. En effet, cette dernière ne pose nullement la question de la nature des régimes comme une condition sine qua non pour l’établissement des relations diplomatiques. Déjà dans son préambule, elle entend contribuer “à favoriser les relations d’amitié entre les pays, quelle que soit la diversité de leurs régimes constitutionnels et sociaux”. La nature des régimes relevant davantage de l’ordre juridique interne à chaque État, on ne saurait y subordonner l’établissement des relations diplomatiques. Ce qui équivaudrait à les revoir ou adapter à chaque fois qu’un pays déciderait de changer de régime.

Le deuxième argument, invoqué par Emanuel Macron pour justifier le maintien de l’ambassadeur Sylvain Itté, est l’absence de démission formelle du président déchu. Pour la France, le président Bazoum, n’ayant pas renoncé à ses prérogatives, demeure la seule autorité légitime à même de déclarer persona non grata son ambassadeur. Ce deuxième argument, comme le premier, est très limite et plus que fragile. Certes, aucun acte attestant de la démission ou de sa renonciation à ses prérogatives émanant du président déchu n’a été fourni par la junte. Mais il reste que depuis le 26 juillet 2023, il ne jouit plus de son pouvoir, moins encore des privilèges qui lui sont attachés. Il n’a pas démissionné, mais il a été bien démis de ses charges par la junte. Au quotidien, c’est bien cette dernière qui dispose du pouvoir de fait, pose des actes juridiques qui la confortent et en font un interlocuteur accepté, bon gré mal gré. Il n’est pas superflu de rappeler que c’est bien avec ce régime que discutent les instances sous-régionales, qui entendent au mieux obtenir un calendrier raisonnable de sortie de crise et donc de retour à l’ordre constitutionnel. Que la France réagisse aussi promptement qu’elle le fait aux communiqués et sorties de la junte pourrait également être assimilé à une reconnaissance de fait. Par ailleurs, cet argument est d’autant plus léger qu’on se demande ce que ferait Emmanuel Macron si le président déchu venait à présenter sa démission. Reconnaitrait-il en conséquence la junte ? Prendrait-il acte de la démission pour envisager, enfin, des échanges directs avec la junte ? Au-delà du président Bazoum, ce sont bien des millions de Nigériens qu’il faudrait considérer, ils sont autant captifs de cette situation qui aggrave leur situation déjà précaire.

Dans son argumentaire, Emmanuel Macron semble éluder une réalité pourtant incontestable. C’est bien auprès des États que les diplomates sont accrédités. Ce principe découle clairement de l’article 2 de la Convention de Vienne qui n’évoque l’établissement des relations diplomatiques qu’entre États. La réception des lettres de créance des ambassadeurs par le Président ou le Monarque n’indique nullement qu’ils le sont auprès de lui. La preuve, on dit bien “Ambassade de la République X auprès de la République Z” et non “Ambassadeur du Président X auprès de son homologue Z”. La France ne saurait donc se fonder sur le statut d’autorité de fait de la junte pour se soustraire maladroitement à ce principe, du reste renforcé par l’article 9 de la même convention qui parle bien d’État accréditant et d’État accréditaire. Bien plus, le même article consacre le droit pour l’État accréditaire de congédier un ambassadeur à tout moment et sans avoir à le justifier, en l’affabulant du qualificatif peu glorieux de persona non grata qui signifie en fait que ce dernier n’est plus agréable ni digne d’être considéré comme un interlocuteur, et l’obligation pour l’État accréditant de rappeler la personne en cause ou de mettre un terme à ses fonctions.

 

La France n’a jamais considéré ses anciennes colonies africaines comme des entités réellement indépendantes

Faute pour l’État accréditant de procéder ainsi, il met en péril autant les charges diplomatiques que la personne de l’ambassadeur auquel l’État accréditaire est fondé à retirer les privilèges et immunités nécessaires. C’est justement sur cette disposition que se fonde la décision de la junte d’annuler la carte diplomatique et les visas nécessaires accordés à l’ambassadeur de France et aux membres de sa famille. Or que vaut et peut un ambassadeur confiné dans les locaux de l’ambassade, privé de ses droits de représentation et face à une foule hostile et désabusée ? Comment justifier et expliquer le maintien d’un ambassadeur dans un pays dirigé par des autorités qu’on se refuse de reconnaître ? D’autant plus que l’hostilité dudit ambassadeur à ces autorités de fait est notoire, comme en atteste son refus de déférer à la convocation à lui adressée par le ministère des Affaires étrangères. Pour être cohérent, la France, après la condamnation du putsch, aurait dû rappeler son ambassadeur, suspendre ou rompre ses relations avec le Niger en attendant le rétablissement peu probable du président déchu et captif ou le retour à un ordre constitutionnel plus convenable pour elle. En maintenant son ambassadeur, désormais dépouillé de ses prérogatives et privilèges diplomatiques et de tout pouvoir de représentation, et donc redevenu un simple étranger sur un territoire hostile, Emmanuel Macron se place délibérément en marge du droit international et des usages diplomatiques. Agissant ainsi, il donne du grain à moudre aux détracteurs de la France et aux néo-panafricanistes qui y voient la preuve que la France n’a jamais considéré ses anciennes colonies africaines comme des entités réellement indépendantes. On n’imaginerait mal la France se conduire de la sorte s’il s’était agi d’un pays d’égale puissance. Dans un contexte déjà tendu, et aux confins de zones sous contrôle des jihadistes, il est inadéquat de s’enfermer dans une logique qui défie les règles minimales de la diplomatie.

 

Les responsabilités de la junte

Quant à la junte, si elle se considère être désormais investie des pouvoirs républicains et régaliens, et en jouit d’ailleurs effectivement de fait, elle doit bien réaliser que la même Convention qui la fonde à renvoyer à juste titre le diplomate français lui impose également des obligations. Celles-ci se rapportent, d’une part, aux locaux diplomatiques, et, d’autre part, à la personne de l’ambassadeur déclaré persona non grata. En ce qui concerne les locaux, la junte est responsable et tenue de garantir la protection des locaux diplomatiques qui sont inviolables, sauf avec le consentement du chef de la mission. La déclaration de persona non grata ou le renvoi d’un diplomate ne signifiant nullement la suspension ou la rupture des relations diplomatiques avec le pays concerné, la junte militaire est bien tenue de garantir l’inviolabilité des locaux de l’ambassade de France. L’article 22 de la Convention de Vienne est, on ne peut plus clair sur la question. Les autorités de fait nigériennes doivent, par tous les moyens, empêcher que les locaux de l’ambassade de France ne soient violés, dégradés ou vandalisés, que l’ambassade ne soit troublée ou sa dignité amoindrie. Le refus d’Emmanuel Macron de rappeler son ambassadeur ne saurait fonder et justifier les scènes ahurissantes de ces derniers jours : dégradation des locaux, destruction du drapeau, propos vexatoires et offensants sous le regard des forces de défense et de sécurité passives. La dégradation des effigies et du drapeau constitue notamment un manquement au devoir de protéger les missions diplomatiques et consulaires. Bien plus, ces scènes desservent la junte et le Niger qui auraient à répondre des faits de violation des immunités diplomatiques, lesquelles sont attachées tant au personnel diplomatique qu’aux locaux.

En outre, en attendant son expulsion effective, et dans le respect du droit, les autorités de fait nigériennes sont tenues de garantir l’intégrité physique de l’ambassadeur Sylvain Itté. Même redevenu citoyen lambda et en dépit de sa situation désormais irrégulière au regard des règles encadrant l’immigration, il ne continue pas moins à bénéficier de la protection due par l’État nigérien aux personnes se trouvant sur son territoire. L’option de l’expulsion manu militari, même validée par les autorités judiciaires, devrait se faire dans le respect du droit. Cela éviterait ainsi de servir de prétexte pour un éventuel casus belli. La bande sahélienne fait déjà face à un péril sécuritaire aux conséquences néfastes qu’elle ne saurait se permettre un nouveau cas libyen.

Baïdessou Soukolgué,

Juriste et Politiste.