Le regard du clergé

Réunis en Assemblée générale au siège de la Conférence épiscopale du Tchad (Cet), à N’Djaména, les évêques ont conçu et rendu public le traditionnel message de Noël le vendredi, 13 décembre 2019. Un véritable décryptage de la vie d’un pays qui rêve l’émergence dans la décadence perpétuelle des valeurs fondamentales d’une société moderne.

Pour les évêques du Tchad, ce nouveau message de Noël veut être à  la fois la voix des sans voix et une contribution pour construire un pays de justice et de paix.

“Nous constatons que peu de voix s’élèvent pour dénoncer les vices éthiques et politiques qui semblent être désormais devenus la norme dans la société et pour la gouvernance de notre pays. Pourtant, il y a urgence à réagir si nous voulons éviter de compromettre l’avenir du pays et même d’aggraver les violences qui ont surgi depuis un certain temps”, regrettent-ils.

Les évêques soulignent que les religions apportent une contribution essentielle à la vie de la société; que seule la foi en Dieu est capable d’élever une société au-dessus de l’avidité, de l’esprit de domination et de la loi de force. Dans un monde de plus en plus cruel, où on assassine au nom de Dieu, les évêques du Tchad soulignent que les religions ne doivent pas inciter au mépris de l’autre, à l’injustice et au meurtre. Le message de Noël rappelle le modèle de société inscrit dans le préambule de la constitution selon lequel le peuple tchadien affirme sa volonté de vivre ensemble dans le respect des diversités ethniques, religieuses, (…) et de bâtir un Etat de droit fondé sur les libertés publiques et les droits fondamentaux de l’homme. Les droits de l’homme, rappellent les évêques, sont fondés sur la notion que tous les hommes sont égaux et que personne n’est propriétaire de quelqu’un d’autre ni ne peut s’approprier d’un bien qui appartient à tous.

 

“Le Tchad que nous voulons”

Au Tchad, comme dans plusieurs pays d’Afrique sub-saharienne, on parle d’émergence pour 2030. Un espoir fondé par les dirigeants sur les plans et programmes de développement et autres stratégies sectorielles. Mais pour le clergé, le Tchad que nous voulons ne consiste pas seulement à un éventuel programme national de développement, mais d’abord celui décrit dans la constitution qui est la loi fondamentale du pays. Ainsi, ces propos sur l’émergence ne doivent pas empêcher  de faire tout de suite les réformes nécessaires en les reportant à plus tard. Car ce sont le bien-être des citoyens et la paix sociale qui sont en jeu.

“Tous nous connaissons ce qui ne va pas dans notre pays dans les domaines économique, social et politique. Même si une telle situation arrange ceux qui en profitent, est-il possible de continuer ainsi?”, interrogent-ils.

Une interrogation appuyée par la position qu’occupe le Tchad au dernier rang dans les classements mondiaux relayés par les organisations internationales, selon lesquels notre pays demeure mauvais élève en ce qui concerne la gouvernance, la sécurité, le droit et le développement économique durable.

“Cela peut se justifier pour des pays en guerre ou sans ressources, mais est-ce compréhensible pour le Tchad qui jouit actuellement de stabilité? Et  qui, de plus, doit être considéré comme plein de ressources grâce à l’agriculture, l’élevage, (…) etc. On a sans doute trop compté sur le pétrole pour assurer le développement du pays. Mais si le pétrole a pu contribuer à un certain nombre de réalisations et à assurer une certaine prospérité sélective, il a aussi créé beaucoup de pauvreté et accentué la perte des valeurs morales et religieuses”. Les évêques regrettent le fait que finalement, au Tchad, la politique prend toujours le visage du mensonge et de l’enrichissement illicite, alors qu’elle devrait être un moyen fondamental pour promouvoir la citoyenneté et les projets de l’homme.

 

Menaces sur la justice

Le gouvernement a voulu organiser le système judiciaire du pays à travers la ratification des textes, la tenue des états généraux de la justice, la création d’un ministère en charge de la justice et des droits de l’homme. Pour les évêques, ce sont là de bonnes initiatives mais force est de constater de graves lacunes de l’appareil judiciaire. Pour eux, tout ceci est la conséquence de la non-application des résolutions des états généraux et de l’absence des décrets d’application des lois importantes. Plus grave, poursuivent-ils, l’exécutif s’immisce dans les affaires judiciaires, ouvrant la voie à l’impunité et  à la corruption.

“Pensons par exemple à tous ces crédits qu’on ne rembourse pas, aux fonds détournés dans les entreprises et l’administration, au manque de conscience professionnelle et de respect du bien commun, aux salaires sans travail correspondant… Cela va même jusqu’à profiter du pouvoir pour se comporter en propriétaire et n’avoir de compte à rendre à personne, d’autant plus que souvent l’impunité et la complicité remplacent la loi”, déplorent-ils.

Parlant des droits fondamentaux, les évêques n’ont pas occulté le sujet de l’éducation des enfants et les jeunes. Pour eux, un pays qui n’éduque pas  ses fils et ses filles se condamne à la pauvreté perpétuelle.

“Le Tchad a fait des efforts au service de la jeunesse: il a ratifié la charte africaine de la jeunesse, élaboré une politique nationale de la jeunesse et de l’emploi, organisé un forum national de la jeunesse, créé l’office national de la jeunesse et des sports. Mais qu’en est-il en réalité? La baisse de niveau est une réalité qu’on répète continuellement mais pour laquelle personne ne semble vouloir chercher des solutions. Ceux qui ont les moyens préfèrent envoyer leurs jeunes étudier à l’étranger, ceux qui ne les ont pas ne font pas ce qu’ils pourraient faire même avec peu de moyens. Des établissements ont été construits à grands frais, mais souvent sans respect des normes techniques à cause de l’incompétence et des détournements. Quand aux écoliers des villages, ils sont sous la paille, sans table, et sont assis à même le sol”, relatent-ils.  Les évêques expriment leur “grande préoccupation”, sur cette situation qui prévaut et dont on ne semble pas conscients, ni en haut lieu ni à la base.

 

Revenir aux fondamentaux 

Pour construire le Tchad “que nous voulons”, les évêques invitent les Tchadiens à retrouver la vérité de la religion afin de retrouver la vérité de la politique.

“C’est valable pour les communautés, mais aussi pour chacun de nous. Construire le Tchad que nous voulons ne peut pas se faire si nous sacrifions nos valeurs sociales, morales et religieuses, et si nous perdons de vue la nature même politique qui est l’art de construire la cité dans la paix et la justice”, précisent-ils.

Ils tiennent à rappeler également que, lors des célébrations de la journée de la cohabitation pacifique, le Tchad est présenté par les autorités comme un modèle de bonne entente entre chrétiens et musulmans. C’est bien, disent-ils, mais ajoutent que la prière ne suffit pas et risque même d’être sujette à toutes sortes d’interprétations s’il n’y a pas un respect réciproque et un vrai dialogue dans la vie citoyenne et politique.

Alladoum leh-Ngarhoulem G.