Les résultats du baccalauréat 2024 ont fait du tort à l’école publique tchadienne. Entre les établissements privés et publics, le creux est béant. Djasrabaye Ngaba Kit, chargé des revendications du Syndicat des enseignants du Tchad (Set) examine le mal.
Depuis quelques années, l’école publique tchadienne a du plomb dans l’aile. Quel diagnostic faites-vous ?
S’il faut parler du diagnostic de l’école tchadienne, il faut peut-être se focaliser sur les indicateurs. Et les derniers indicateurs de performance de l’école tchadienne sont donc ceux du Programme d’analyse des systèmes éducatifs de la Confemen (Pasec) de 2019. Ce rapport est accablant pour le Tchad. Je pourrais donner quelques chiffres : par exemple en lecture, les élèves tchadiens qui ont été enquêtés, seulement 11,5% qui sont au-dessus du seuil suffisant de compétence en matière de lecture, alors que la moyenne pour les 44 pays où on a enquêté fait 38,1%. Et 88,5% de ces mêmes élèves sont en dessous du seuil suffisant de compétence, alors que la moyenne du seuil international des pays enquêtés est de 61,8. Ça c’est du côté des élèves. Et comme le socle de l’éducation, ce sont les élèves et enseignants, il y a aussi la part de ces derniers. S’il faut voir maintenant du côté des enseignants, à l’échelle de connaissances et de compétences nécessaires, en compréhension de l’écrit, nous avons une proportion faible de 18,5% des enseignants qui se situent au-dessus de l’échelle de compétences sur une moyenne de 52% sur le plan mondial. C’est pour dire que si vous prenez 10 enseignants tchadiens, 2 seulement ont la compétence nécessaire pour enseigner. Il y a encore plein d’autres choses dans ce diagnostic mais même en m’arrêtant seulement aux enseignants et élèves, nous trouvons que l’école tchadienne est malade. Dans l’un ou l’autre cas, les écarts sont très grands.
Pensez-vous que l’école publique tchadienne a perdu sa valeur ?
Bien sûr ! L’école publique a perdu sa valeur. Parce que quand vous voyez bien actuellement, l’Etat a presque démissionné de l’école publique. Du coup, l’école est tombée dans les mains des commerçants, des hommes d’affaire pour se trouver maintenant dans le privé parce que le public est abandonné à son triste sort. Donc ça, on ne peut pas dire autrement que d’affirmer que l’école publique tchadienne a perdu sa valeur. Visitez simplement les écoles publiques et vous allez voir que les locaux sont vétustes. Il n’y a même pas de discipline, chacun fait ce qu’il veut et, en conséquence avec des résultats qui sont très médiocres. Franchement, l’école publique a des problèmes.
Après les résultats du baccalauréat session de juin 2024, l’école publique était absente dans le Top de l’excellence lors du classement des meilleurs établissements. Quelle lecture faites-vous de cette dégringolade ?
Bien ! Le résultat du baccalauréat 2024, à la première session, c’est seulement 26,47% d’admis d’office. Et là, si on recule récemment en 2023, nous avons 38,1% admis à la première session. L’écart est grand en seulement 9 mois. Et si on continue, on va aussi voir que l’écart va continuer à se creuser. Alors, la lecture que je peux faire, d’abord l’école d’une manière générale est déjà agonisante. Mais en plus de cela, il y a des paramètres nouveaux qui sont venus s’y greffer. Au cours de l’année 2023-2024, la grève des enseignants est récurrente. Plus de la moitié du temps accordé aux activités d’apprentissage est prise par la grève. Il faut également noter que la préparation des élèves n’est pas suffisante. Les élèves eux-mêmes sont inquiets, le petit temps qui leur a été accordé pour faire le travail, ils ne savent pas est-ce qu’ils arriveront à l’examen. Donc, il y a de stress, la démotivation. Bref, ils n’étaient pas prêts pour passer l’examen. D’abord, on leur faisait savoir même que l’année sera invalidée, il n’y aura pas des examens et donc les élèves ne se sont pas bien préparés. Il y a tous ces problèmes à partir desquels le ministère de l’Enseignement supérieur et celui de l’éducation nationale doivent tirer leçon de ce qui s’est passé cette année.
Ces dernières années, les parents d’élèves préfèrent envoyer leurs enfants dans les établissements privés en abandonnant le public. Votre avis.
Puisque le public n’est pas attrayant ! L’école publique n’est pas attrayante. Les parents veulent mettre leurs progénitures là où ils pourront être en sécurité. C’est-à-dire être dans un environnement salubre et recevoir un bon enseignement. Mais aujourd’hui, au Tchad, l’école publique est une école d’incertitude. Les enfants vont à l’école et ne savent pas quand il y aura la grève, ils n’ont même pas les tables-bancs pour s’asseoir. Et les enseignants viennent comme ils veulent et tellement occupés à aller chercher l’argent dans les établissements privés. L’indiscipline est là et tout décourage les parents. En fin de compte, à la fin de l’année, le résultat est médiocre. Donc, les parents qui veulent que leurs enfants réussissent sont obligés d’aller les inscrire dans les établissements privés. Pourtant, c’est le public qui conçoit le programme, qui forme les enseignants et surtout, qui a les moyens pour développer l’école. C’est paradoxal que c’est du côté du public que l’école bat de l’aile. On ne peut pas condamner les parents puisque tout dépend de l’offre. Quand l’offre est bonne au privé, les parents sont obligés d’y aller. Ce n’est pas de gaité de cœur parce que là-bas ils dépensent beaucoup. Si l’école publique était performante, aucun parent n’ira inscrire son enfant au privé.
En tant que chargé national aux revendications du Set, pensez-vous que ces échecs qui déshonorent l’Etat dépendent de lui ?
Oui, ça dépend bien évidemment de lui. Parce que si l’Etat veut que l’école publique marche bien, ça va bien marcher. Pourquoi je dis cela ? L’éducation, au même titre que l’armée, font partie du domaine de souveraineté de l’Etat. Parce que c’est dans l’éducation qu’on construit les hommes qui doivent développer le pays ; et c’est la responsabilité de l’Etat. Aussi, l’école publique seule peut garantir de former les citoyens responsables que l’Etat attend demain parce que le profil du citoyen est défini dans la politique de l’Etat en matière d’éducation. Et l’école publique, elle est laïque, obligatoire et gratuite alors qu’en privé, il y a de religions, de ceci, de cela. Bref, des choses qui interviennent et qui sont donc les éléments de division du Tchad. Donc, l’école publique réunit tous les éléments pour que tous les enfants du Tchad puissent y aller recevoir l’enseignement, l’éducation et devenir de bons citoyens du pays. Alors, si aujourd’hui l’Etat veut que ça change, ça va changer. Comment ça va changer ? L’Etat doit investir dans l’éducation parce que le financement de l’éducation en ce moment laisse à désirer. L’Etat doit revoir également les curricula tout en insérant de nouvelles thématiques qui sont innovantes ; parce qu’aujourd’hui, on ne peut pas former un enfant comme on le faisait en 1972 puisqu’actuellement, le marché de l’emploi devient plus exigeant qu’en 1972. Et si on forme l’enfant, même pour qu’il soit un secrétaire, ce ne sera pas pour qu’il arrange les courriers physiques. C’est pourquoi il faut tout changer pour permettre aux enfants d’être compétitifs sur le marché de l’emploi. Il faut également promouvoir l’orientation scolaire et professionnelle parce que l’enfant qu’on met à l’école doit avoir un projet scolaire, il doit savoir où il va, il doit avoir des informations sur son environnement économique, il doit avoir également des informations sur les métiers. En un mot, il doit se connaître, connaître ses aptitudes et choisir son programme scolaire en fonction de ses aptitudes et établir un projet professionnel. Malheureusement, c’est ce qui manque. Les enfants vont à l’école comme ça, ils finissement comme ils finissent quelque part sans avoir un projet professionnel, et après il regagne le banc des chômeurs. Il faut que ça cesse, il faut repenser l’école. L’Etat doit surtout dépolitiser l’éducation. Oui, en ce moment, l’éducation est politisée à outrance. On nomme des gens sans compétence, pourvu qu’ils soient du parti au pouvoir, selon qu’ils sont de la famille, ou selon qu’ils sont influents quelque part alors que ces personnes ne peuvent pas faire l’encadrement, ni administratif ni pédagogique. Dès lors, leurs collègues qui les connaissent avec leurs profils ne les respectent pas. Ce qui fait que l’autorité de l’Etat ou celle de l’école est par terre. On ne peut pas développer l’école dans ces conditions, mais si l’Etat veut que ça change, ça va changer.
Pouvez-vous nous parler un peu de la responsabilité régalienne des chefs d’établissements ?
Comme je venais de dire, les chefs d’établissements sont responsables au niveau administratif comme au niveau pédagogique. Ce sont eux qui devraient encadrer même les jeunes enseignants et doivent gérer toutes les infrastructures scolaires, organiser les choses et gérer la discipline. Mais, comme je le disais, s’ils sont nommés dans des conditions qui ne sont pas orthodoxes, ils seront simplement des chefs d’établissements complexés puisque sans compétence, et par conséquent, ils ne peuvent rien faire. Aussi, s’ils sont moins chevronnés que les autres enseignants, ces derniers ne les respectent pas. Il y a des enseignants qui ne respectent pas du tout les chefs d’établissements parce qu’ils les connaissent avec leurs profils. Pour que ces chefs d’établissements assument leur responsabilité régalienne comme c’est dit, il faut nommer l’homme qu’il faut à la place qu’il faut de manière à ce que chacun sache faire ce qu’il doit faire objectivement.
Peut-on encore espérer un réveil des écoles publiques dans les compétitions nationales ?
Bien sûr, on peut espérer parce que rien n’est figé. Ce sont les hommes qui font l’école. Et si les Tchadiens ou le gouvernement décident de faire changer les choses, c’est possible. Nous sommes en ce moment dans la période de transformation de l’éducation. On en parle mais on ne sait pas qu’est-ce qui se transforme. Parce que quand on voit dans l’état actuel, je ne remarque pas ce qui change. Ce qui se transforme, c’est dans les discours seulement. Mais si réellement les gens veulent que les choses changent, ça peut changer puisque c’est dans l’intérêt de tout le monde. L’école est le levier sur lequel on peut booster le développement. Mais quand l’école est dans un état de léthargie, alors on ne peut pas espérer développer le pays. Il est de l’intérêt de tout le monde, en premier lieu des gouvernants, que l’école soit réfléchie, repensée, et que les hommes s’assoient et réfléchissent ensemble pour voir dans quelle mesure on peut relancer l’école tchadienne.
Quelles stratégies ou politiques éducatives proposez-vous pour redorer le blason ?
Pour redorer le blason, il faut revoir la politique éducative. La revoir de manière à ce qu’on puisse redéfinir le profil du Tchadien qu’on veut. Parce que le profil du Tchadien qu’on a actuellement dans la loi 16 est dépassé, parce que le monde est dynamique. Les gens sont en train de courir derrière l’évolution. Il faudrait également définir une politique avec un profil également dynamique et adaptable à chaque moment, et non celui figé. Aussi, pourrais-je dire qu’il faudrait que les techniciens à tous les niveaux puissent avoir l’occasion de s’asseoir et réfléchir pour que l’école puisse redorer son blason. La gouvernance aussi constitue un problème parce que les projets scolaires sont très mal gérés et cela ne rapporte pas grand-chose à l’éducation. Les enseignants, dans la plupart, sont d’un niveau douteux. Si vous prenez les maîtres communautaires des niveaux : 0 et 1 qui enseignent les enfants, c’est regrettable. Il faut former les enseignants, rouvrir les écoles normales d’instituteurs puisque c’est depuis plusieurs années que ces écoles sont fermées. Il faut promouvoir la formation continue comme celle initiale des enseignants afin que l’on soit satisfait.
La vétusté prend de l’ampleur dans les établissements publics par manque d’entretien. Dites-nous, qui est habilité à réfectionner les bâtiments ?
Oui, c’est vrai, les établissements publics sont vétustes. En 2023, nous avions fait une sortie au niveau du ministère de l’éducation nationale pour visiter les établissements publics de N’Djaména. C’est alarmant. Alors, quand l’Etat, avec les maigres moyens, met à la disposition des écoles, des infrastructures, il faut que ces infrastructures-là soient entretenues. On se propose que quand les ouvrages neufs sont construits, au lieu que ce soit le ministère de l’éducation nationale qui réceptionne, il faudrait que ce soit la commune qui réceptionne. Si c’est la commune qui réceptionne, elle a les moyens de l’entretenir et de le réfectionner. Mais quand on remet à l’éducation nationale, le ministère n’a rien, peut-être de petits moyens pour acheter seulement les balais. Alors que la commune, elle, fait de recettes. Donc si on fait réceptionner les écoles par la commune dans laquelle elles sont construites, alors elles doivent être entretenues par cette commune et ce sera bien.