“Si nous allons au dialogue avec l’esprit de 1993, ce sera un échec”

L’Invité de l’Hebdo, l’historien Dr Mahamat Saleh Yacoub, enseignant-chercheur et vice-président de l’Université Adam Barka d’Abéché se prononce  sur le Dialogue national inclusif et souverain en préparation et estime que si les Tchadiens y vont avec des agendas cachés, ce sera un échec de plus.

Concernant la préparation du Dialogue national qui aura lieu dans quelques temps, il faut un peu revenir en arrière par rapport à notre pays qui a connu beaucoup de conflits et de dialogues politiques. Le principal dialogue qui ressemble à celui que nous attendons est la Conférence nationale souveraine (Cns) de 1993. Nous devons nous inspirer des échecs pour pouvoir envisager un dialogue inclusif qui pourrait nous emmener à une réussite et à la fin, arriver à la mise en place d’un système démocratique. Je dirais d’abord que la Conférence nationale souveraine a été un forum mal organisé. Parce que la méthodologie qui a été utilisée n’a pas été bonne. Les thèmes n’ont pas été suffisamment mâchés et orientés. La conférence a été trop longue et les déclarations trop individuelles, parce que chacun a voulu exprimer tous les sujets à la fois.

  Une telle conférence, à votre avis, devrait prendre quel temps ?

La Cns a pris exactement 87 jours. L’adoption du règlement a pris presque le tiers de ce temps-là. Et donc, avant d’entrer au dialogue national en cours, que ceux qui le préparent sachent déjà qu’il faut que les participants entrent avec le règlement intérieur en main en salle. Cela permettra de gagner du temps. Ensuite, les gens ne doivent pas s’exprimer individuellement sur tous les sujets. On va travailler par thématique (forme de l’Etat, question de l’armée, etc.) et en groupes différents autour d’un certain nombre de textes qui seront proposés par des spécialistes pour permettre d’avancer dans les discussions et arriver à trouver des pistes de solution sur telle ou telle question fondamentale qui intéresse le pays. Je crois qu’un mois maximum suffirait largement si on travaille avec une bonne méthodologie. Le nombre de participants doit être lui aussi réduit. Il faut la qualité des participants. C’est vrai qu’on parle de dialogue national inclusif, il y a des gens qui pensent  que tout le monde sera là. Non !

  Selon vous, un tel dialogue peut raisonnablement accueillir combien de participants ?

D’abord, on a déjà organisé des pré-dialogues en province, dans la diaspora et avec les politico-militaires. Ça permet de mâcher les choses, de pouvoir en faire des synthèses sur tel ou tel aspect pour gagner du temps. Je crois que 400 participants suffiraient pour représenter l’ensemble des sensibilités (régions, diaspora, …) en fonction des spécialités. Je parle des spécialités parce que les gens pensent que la conférence nationale, c’est l’affaire des hommes politiques. Non, c’est faux. Il faut des experts qui connaissent des aspects précis, la forme de l’Etat par exemple, l’armée, etc. pour emmener les gens à décider de telle ou telle option.

  Qu’est-ce qui explique que le sang des Tchadiens continue à couler ? Pourquoi ne s’acceptent-ils pas entre eux ?

Le développement du communautarisme qui se voit dans presque tous les domaines. Il y a une très grande régression par rapport à la constitution de la nation. On est de moins en moins citoyen et de plus en plus régionaliste. Et cela est beaucoup développé ces derniers temps. Tenez ! Quand on forme un gouvernement, la première question que les gens se posent est de savoir si notre région, notre groupe ethnique est représentée. L’exemple type est que quand il y a un remaniement ministériel ou une nomination à un poste de responsabilité, on a coutume d’entendre à la radio la communauté de l’intéressé “remercier le chef de l’Etat pour avoir nommé notre fils à tel poste” ou “nous réitérons notre soutien à ce responsable qui a nommé un des nôtres”. C’est comme par allégeance que le frère ou la sœur en question a été nommé(e) et non par mérite. Et c’est comme si dans son nouveau poste, le nommé va travailler pour sa communauté et non pour l’intérêt de la nation. Cette mauvaise pratique s’est accentuée. C’est dommage que la morale et l’instruction civique ne soient plus enseignées à l’école. Aujourd’hui, les gens habitent les quartiers par communautés, des villages se créent dans les villes, etc. On voit bien comment les gens en sont arrivés à développer le communautarisme dans notre pays. Là, ça demande un travail d’éducation, de sensibilisation de longue haleine pour que les gens se fassent citoyens au lieu d’appartenir à telle ou telle région ou à tel groupe, sans quoi nous allons à la catastrophe. On constate de plus en plus les conflits communautaires. Rappelons-nous en 1992, à l’approche de la Conférence nationale souveraine, nous avions eu pratiquement les mêmes phénomènes. Les gens cherchent à se positionner ; on développe, surtout maintenant avec les réseaux sociaux, les leaders qui sont à N’Djaména développent des contacts avec leurs parents pour qu’ils les soutiennent, etc. Franchement, on a régressé. Comme on est dans un même bateau, il faut favoriser la justice, mettre l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. Il faut la justice parce que si on va continuer à nommer tel  parce qu’il appartient à tel groupe au détriment du mérite, ça ne marchera pas. De telles nominations se traduisent par la mauvaise gouvernance. L’exemple type est ce décret publié récemment nommant les sous-préfets qui a fait des vagues.

  Qu’est-ce qui peut expliquer l’échec de nombreuses conférences de réconciliation (Doyaba, Abéché, Khartoum, Kano 1 et 2, Lagos 1 et 2, Franceville, Tripoli, Cns, etc.) ?

La Conférence nationale souveraine a accouché de bons textes (recommandations, résolutions), mais ils n’ont pas été appliqués. Parce que les gens y sont venus avec l’esprit de partage de gâteau, ce qui a faussé un peu les choses. Et quand on se partage le gâteau et qu’on se sent menacé, on se recroqueville ; on fait le jeu des alliances, or en réalité, en dehors du parti au pouvoir qui a plus de moyens et d’envergure, la plupart ont de petits fiefs basés sur le chef et les siens. Aussi, la lutte pour le pouvoir a faussé les choses. Rappelons-nous, à la Conférence nationale souveraine, la question de la souveraineté et le statut du chef de l’Etat en place ont posé problème.

  Qu’est-ce qui vous a le plus marqué au cours de cette Conférence nationale souveraine ?

Un geste qui a vraiment marqué mon esprit, c’est quand M. Antoine Bangui avait proposé, comme signe de pardon et de réconciliation nationale, de rendre la dépouille mortelle du Président Ngarta Tombalbaye aux siens. Cela a été un moment d’unanimité, un moment spécial qui m’a beaucoup marqué. C’est un geste de pardon  et de réconciliation entre les uns et les autres. Mais malheureusement très vite, à cause des calculs politiciens, cet aspect a été oublié et les choses ont repris leur cours normal avec les tiraillements, les calculs politiques, la lutte pour le pouvoir et les postes de responsabilité, etc. Et surtout, la lutte pour le pouvoir a été un vecteur principal qui a abandonné un peu les orientations de la Conférence nationale souveraine. Je me rappelle que de 1978 au 12 février 1979, un accord a été signé entre le Conseil supérieur militaire au pouvoir et Hissène Habré. Mais chacun pensait en finir avec l’autre et la déchirure est arrivée à cause des agendas cachés. Pour le prochain dialogue en cours de préparation, la question de la volonté politique et la sincérité sont très importantes, mais il y aussi celle de la charte de transition que d’aucuns ont posée. Cette dernière question joue aussi un rôle déterminant sur la suite des choses. Au pré-dialogue effectivement, il faut que des questions précises soient posées afin de leur trouver des solutions dans l’intérêt supérieur de la nation. Mais si chacun tire le drap de son côté en lorgnant des postes de responsabilités et autres avantages égoïstes, la conférence en vue risque d’échouer  lamentablement comme les autres.

  N’est-il pas judicieux de revisiter la charte de transition avant d’aller au dialogue ?

Un texte quelle que soit sa portée n’a de valeur que par rapport à l’orientation que les hommes peuvent lui donner. C’est pour cela que j’ai parlé de la volonté politique de se mettre au-dessus de la mêlée pour pouvoir gérer une tension sociale qui aboutisse réellement à la paix et à la concorde. Mais s’il y a des agendas cachés, comme le font certains présidents africains qui changent la constitution pour briguer un 3ème mandat, ça ne marchera toujours pas. Il faut une volonté politique pour que le dialogue aboutisse réellement à la paix afin qu’on cesse avec le cycle de la violence et de l’injustice.

Comment appréciez-vous la conduite par le Codni des préparatifs du Dialogue national inclusif dont l’échéance est prévue le 10 mai 2022 et pensez-vous que les échéances du pré-dialogue et du dialogue seront tenues dans les délais prescrits ?

L’étape du pré-dialogue de Doha est très importante. Tout dépend de l’orientation qu’on va lui donner. Si la volonté politique des uns et des autres est tant de parvenir à une paix durable et à la concorde. Mais s’il y a des tiraillements par rapport à la participation ou non de tel ou tel groupe, évidemment l’inclusivité ne sera pas de la partie. Et si le pré-dialogue se déroule à l’étranger, c’est que certainement il existe un problème de confiance entre les politico-militaires et ceux qui sont à N’Djaména. Par exemple le Mouvement patriotique du salut (Mps) a son agenda caché, tel ou tel autre parti politique a  aussi le sien. C’est au début de la tenue du pré-dialogue qu’on verra l’orientation qu’il prendra. Ensuite, le règlement intérieur du dialogue prévu en mai doit déjà être fait. Parce que tout dépend de l’interprétation qu’on donne de ce pré-dialogue. Pour certain, inchallah, c’est pour négocier les ralliements ; pour d’autres, c’est pour négocier tel ou tel poste ; bien d’autres ont des ambitions de diriger le pays, etc. C’est un “melting-pot” et on va voir comment ça va se dérouler.

Au niveau du dialogue, c’est aussi un inconnu. Il y a beaucoup de gens qui sont dans le Codni. Vraiment, on n’a ni une vision globale de tout le monde, ni la conduite de ce dialogue.

  Quels sont les principaux sujets qui méritent d’être débattus au Dialogue national inclusif et souverain ?

On peut débattre de la forme de l’Etat, de la question de l’Armée nationale en tant qu’entité qui doit assurer la sécurité des uns et des autres. La vision des politico-militaires est très importante aussi. Un autre aspect important dont nous n’avons pas parlé : les pays amis. Ceux-ci ont aussi leur façon de voir les choses, leur point de vue à donner. Et la résultante va être trouvée de toutes ces contradictions. La bonne volonté est là mais je ne pense pas que la méthodologie est déjà au point pour aboutir à un dialogue qui va nous sortir de ce labyrinthe de la violence politique ou de la lutte pour acquérir le pouvoir par la force.

  Pourriez-vous vous prononcer sur la forme de l’Etat qui convienne au Tchad et donnez-en les raisons ?

De Tombalbaye à Hissène Habré, l’Etat a été fortement centralisé. A partir de 1990, on a expérimenté le pluralisme politique et puis la Conférence nationale souveraine a retenu à la fin un Etat unitaire décentralisé ensuite fortement décentralisé. Mais dans la pratique, on a assisté à une déconcentration et non pas à une décentralisation. La décentralisation dont on a parlé était administrative non suivie de certains aspects comme l’autonomie financière, etc. Évidemment, il y a aussi des courants qui parlent de fédéralisme. Tout en pensant que c’est un fédéralisme apaisé, comment cela peut se faire ? Est-ce en fonction du découpage administratif actuel ? Est-ce à deux ? Dans quel domaine appliquer ce fédéralisme, etc. Le fédéralisme implique un équilibre entre le pouvoir central et les Etats fédérés. Mais s’il n’y a pas cet équilibre et que l’Etat central arrive à s’accaparer de tout, on arrivera à une fédération qui ne sera que de nom. Il faut laisser la culture démocratique avancer.

  Beaucoup de Tchadiens ont très mal pris une de vos sorties à l’époque selon laquelle vous aviez qualifié l’ancien président, feu Hissène Habré comme “L’œil des musulmans”. Pourriez-vous justifier pourquoi aviez-vous dit cela ?

Ce terme, je l’ai emprunté à certaines personnes qui ont parlé pendant la période de cohabitation entre Malloum et Habré, cohabitation qui a commencé le 31 août 1978 et qui a éclaté le 12 février 1979. L’accord de Khartoum de septembre 1977 a été réalisé, parce que derrière cet accord, il y avait des ambitions politiques. Le président Félix Malloum pensait amener Hissène Habré à N’Djaména pour ensuite le neutraliser ; de son côté, Hissène Habré pensait venir à N’Djaména et exploser le système de l’intérieur. N’oublions pas que Hissène Habré pendant cette période du 31 août 1978 au 12 février 1979 a joué sur cette fibre religieuse (je ne pense pas que Habré soit un grand croyant musulman) pour avoir la sympathie des musulmans.

Pour finir, par rapport au dialogue, l’atmosphère d’aujourd’hui ressemble à celle de 1992, juste avant la Conférence nationale souveraine. L’effervescence est telle que les gens se mettent à calculer : qu’est-ce que je deviens après le dialogue, … Cela veut dire que beaucoup de gens pensent à eux-mêmes et non pas au Tchad. Je crois que si on va avec l’esprit d’avant la Cns de 1993, si tout le monde ne joue pas le jeu démocratique, et se laisse entraîner dans des calculs politiques pour se positionner, il y aura échec. Malheureusement, c’est le Tchad et les Tchadiens qui en pâtiront.

Interview réalisée par Djéndoroum Mbaïninga