Des rescapés du 20 octobre 2022 témoignent

Deux jeunes arrêtés le même jour et le lendemain des manifestations du 20 octobre 2022 et libérés à la faveur de la grâce présidentielle témoignent l’horreur à eux infligé par leurs bourreaux de N’Djaména en passant par Moussoro jusqu’à Korotoro. A les entendre parler, ils reviennent de loin.

  “Nous reprendrons la lutte pacifique pour la justice”, rapporte M.N., arrêté au siège du parti les Transformateurs.

  Dans quelles circonstances avez-vous été arrêté ?

Moi je n’étais pas arrêté le 20 octobre, je l’étais le lendemain le 21 pendant que la tension était calme. Les hommes, lourdement armés sont venus au siège des Transformateurs à 5 h du matin mais la porte était fermée. Ils ont sauté par-dessus le mur pour rentrer puis ont cassé les cadenas et ensuite tout le monde était rentré dans la cour rempli des hommes armés qui tiraient sur nous à balles réelles sauf que Dieu était de notre côté. Dieu merci, il n’y a pas eu de mort mais des blessés. Ils voulaient nous tuer sur place mais s’étant rendus compte qu’il y a des cameras de surveillance, ils ont décidé de nous conduire au Collège d’enseignement général d’Abena pour décider de notre sort. On était 27 personnes bloqués au siège du parti Les Transformateurs. L’un d’entre nous a pu se sauver parce qu’il était dans les toilettes au moment où les militaires défonçaient les portes. Il a pu s’échapper. Nous avons été attachés comme des moutons et ils nous ont tabassés. Nos amis qui essayaient de fuir, ils les ont tués. Après, ils nous ont mis dans des salles de classe. Il y avait ceux qui étaient arrêtés le soir du 19 octobre et ceux du 20 octobre. On était nombreux. Même dans les salles de classe, ils nous ont attachés les mains. Conséquence, certains d’entre nous ont perdu les nerfs et ils sont handicapés à cause de tout cela.

Dans la nuit du 21 octobre vers 22 h, ils sont venus nous ramasser dans des pick-up comme des sacs. On nous jetait les uns sur les autres. Ceux qui ne sont pas chanceux sont asphyxiés par le poids des camarades et en sont morts pendant le trajet de N’Djaména jusqu’au bord du Lac Tchad. C’était dans l’intention de nous tuer et nous-mêmes le savions, donc, chacun de nous a fait ses dernières prières pour que Dieu accueille nos âmes. Sur place, ils nous ont demandé, à nous les survivants, de courir un à un et ils vont tirer sur nous pour nous abattre. Mais nous avons dit : “Non, nous n’allons pas courir, puisque vous nous aviez amené pour nous tuer, faites ce que vous avez à faire et que la volonté de Dieu se fasse. Nous n’allons pas nous lever et courir un à un pour être abattu de dos”. En discutant, leur chef a reçu un appel et s’est éloigné de nous. Et, en franche vérité, ce ne sont pas des Tchadiens. Ce sont des mercenaires soudanais. Ils ont discuté en zaghkawa et dans une langue que nous ne connaissons pas jusqu’à ce que leur chef revienne et nous dise “qu’on a de la chance. Il faut qu’on nous ramène à N’Djaména”.

C’était trois pick-up qui étaient arrivés au bord du fleuve mais le reste du cortège est venu derrière nous. Nous apprendrons plus tard qu’ils ont été tués et jetés dans le fleuve. On était revenu à N’Djaména vers 5 h du matin de la journée du 22 octobre. Ils ont passé la boue sur nos visages pour qu’on ne nous reconnaisse pas et ils ont caché la plaque de leur véhicule pour qu’on ne les identifie pas non plus. Ils avaient aussi une ambulance mais dans celle-ci, il y avait des militaires qui n’appartiennent pas au corps médical. Premièrement, ils nous ont amenés au commissariat central et à l’entrée, ils ont demandé à tous les policiers qui étaient de faction de sortir. Nos bourreaux étaient des bérets rouges. Ils nous ont demandé de quitter les véhicules pour une salle et ils nous ont dit qu’ils vont nous ramener nos sacs et nos effets pour qu’on rentre chez nous et prochainement qu’on ne manifeste plus alors que c’était une complicité quand ils étaient partis pour nous ramener nos effets, la police était venue nous prendre. On croyait que c’était pour nous libérer alors que c’était le contraire. Ils nous ont transférés au Commissariat de sécurité publique numéro 3 où ils nous ont enfermés jusqu’à 22 h. A ce moment-là, il y avait le couvre-feu et on nous déplaçait, c’est un enlèvement. À 22 h, ils nous ont fait sortir comme tous ceux qui étaient dans les autres commissariats de N’Djaména où ils ont enfermé des manifestants. Ils nous ont amenés au camp de la Garde nomade et là-bas, il y avait 5 grosses bennes prêts à partir. Ils nous ont bastonnés, torturés avec des barres de fer. Ils nous ont forcés à monter dans ces bennes et en montant, ceux d’entre nous qui avaient pris peur tombaient. Même en montant à bord, ils continuaient à nous flageller. On a bien rempli ces cinq bennes. Chacune d’elles en contenait jusqu’à deux cents personnes. On était amassé comme des sardines dans une boîte. Chaque benne est escortée par deux pick-up bourrés d’armes pour une direction inconnue. C’est à partir de Massaguet que certains d’entre nous qui sont passés par là nous ont dit qu’on partait vers le nord. Deux autres pick-up ont embarqué d’autres manifestants. Arrivés à Korotoro, nous n’avons pas vu les gens qui étaient dans les deux pick-up et on ne connaît pas leur destination jusqu’à aujourd’hui. Est-ce qu’ils sont incarcérés quelque part, je ne sais pas. Les conditions de ce voyage forcé étaient très difficiles au point où certains d’entre nous sont morts sur le chemin parce qu’on était nombreux et affamés, en plus, serrés sous un soleil ardent. Les véhicules roulaient à toute allure et avec l’état des routes, c’était un calvaire.

On était arrivés à Korotoro le 24. On a mis deux jours sur le chemin sans manger ni boire. Nous sommes restés debout, serrés comme des sardines. Nous crions, pleurons mais personne ne nous entend. Nos voix se dissipaient dans le silence du désert. Beaucoup sont morts. La gorge est asséchée. Il y en a qui buvait leur propre urine. D’autres voulaient boire leur urine mais leur vessie était vide parce qu’ils n’avaient pas bu de l’eau depuis plus de 48 heures. Certains mordaient même leurs camarades pour sucer leur sang. C’était un comportement de vampire à quoi nous avons assisté et vécu.  Parmi nous qui sommes arrêtés au siège des Transformateurs beaucoup sont morts et je ne connais pas la destination de beaucoup jusqu’ aujourd’hui, parce qu’une fois arrivé à Korotoro, on ne nous a pas mis ensemble. J’ai appris que deux sont à Klessoum. Je ne savais pas si les autres étaient morts ou cachés comme on l’avait appris.

Nos conditions de détention n’étaient pas favorables parce qu’il y a Korotoro 1 et Korotoro 2. Le premier jour, le 24, nous étions tous à Korotoro 1. C’est carrément un camp de torture. On ne mérite pas ces traitements mais les gens nous disent que nous sommes plus que des criminels et assimilés aux rebelles. Même les éléments de la secte Boko Haram qui étaient là-bas sont mieux traités que nous. Concernant le manger, la farine de sorgho qu’ils ont amenée était périmée il y a longtemps qu’on ne peut la donner à un animal, combien de fois à un être humain. Arrivé là-bas ils nous ont donné un petit gobelet de bouillie matin et soir pendant 2 jours et au 3ème jour, ils nous ont fait la boule avec du sel gemme pour qu’on mange. On a mangé puisque le ventre était vide. Nous qui sommes croyants avions prié et mangé. A notre retour à la maison, les parents ont remercié le Tout-Puissant pour nos vies et pour ce qu’il a fait pour nous car personne n’espérait nous revoir un jour. Les parents savent qu’on a été torturés et ils ont peur qu’on soit malade des suites des tortures ou de poisons et jusqu’à présent, ils sont inquiets pour notre état de santé et ils prient pour ça. Nous avons besoin de soins médicaux mais les moyens nous limitent. Pour ce qui concerne la lutte, elle continue, rien ne peut empêcher la lutte pour la justice. Nous voulons le bien de notre pays et tant que les choses ne changent pas, nous n’allons pas baisser les bras. Mieux vaut mourir pour la lutte comme les autres.

 

“On nous traitait comme des bêtes”, témoigne B. N. M., âgé de trente-deux ans, arrêté à domicile le 20 octobre 2022 vers 15 h.

Ce jour, nous n’avons pas participé aux manifestations. Nous étions chez nous quand des militaires ont fait irruption. Ils ont arrêté mon cousin, des voisins et moi pour être conduits au commissariat du 6ème arrondissement. N’ayant pas pris part à la manifestation, j’ai posé la question pourquoi nous sommes arrêtés ? En guise de réponse, j’ai reçu un coup de crosse. Ils m’ont dit par la suite que l’ordre était venu d’en haut et je n’avais qu’à obéir. A 3 h du matin du 23 octobre, des véhicules de la police sont venus au 6ème arrondissement pour nous déplacer au camp de la Garde nomade. Derrière les Brasseries à Farcha où nous avons été torturés, flagellés au point où certains ne pouvaient même pas se tenir debout. Certains saignaient presqu’à flot, ce n’était pas beau à voir. Quelques heures après, de gros véhicules sont venus nous embarquer. Il y avait beaucoup de personnes. Nous avons fait un voyage extrêmement pénible de deux jours pour arriver à Korotoro. Sur le trajet, nous n’avons ni bu, ni mangé et nous étions exposés au soleil, au vent sec du désert. Un voisin qui s’est tenu debout à mes côtés s’est écroulé et nous avons demandé aux militaires qui nous conduisaient de lui donner quelques gorgées d’eau pour le sauver mais ils ont refusé catégoriquement. Il n’a pu tenir et a rendu l’âme. La prison est scindée en deux : côté Déby et côté Habré. C’est à Korotoro Habré ou Korotoro 1 qu’ils ont fait sortir les cadavres de nos amis morts en route pour les inhumer, dans le véhicule à bord duquel j’étais embarqué, au total 4 personnes sont mortes. Korotoro Habré est un véritable camp de tortures et de supplices. Même pour boire de l’eau, il faut être d’abord torturé. On nous mettait à plus de 30 personnes dans une cellule de 4 mètres sur 3. Parfois, au réveil, on se rend compte que nos codétenus crèvent des suites de torture, de privation d’eau et de nourriture. Il y a eu beaucoup de morts à Korotoro 1, lorsque les agents du CICR sont arrivés en visite à Korotoro, nous leur avons fait part de nos conditions de détention et les traitements inhumains que nous subissons. D’ailleurs, c’est grâce à eux que les parents ont eu de nos nouvelles. Puis, deux mois après notre arrivée, nous avons été conduits à Korotoro Déby ou Korotoro 2. C’est à Korotoro Déby que notre jugement a eu lieu. Nous étions considérés comme des rebelles et non des citoyens qui ont juste manifesté. Nous étions avec les condamnés de la secte Boko Haram et des criminels. On nous aspergeait d’eau et on nous demandait de culbuter sur le sable avant de nous torturer ou nous flageller à leur guise.

Après la mesure de grâce, nous sommes libérés au compte-goutte pour être déplacés à Moussoro où nous avons mis presque 8 semaines avant notre arrivée à N’Djaména. Il y a nos frères qui sont encore restés à Korotoro parce que leurs papiers se seraient égarés. Parmi mes deux voisins, un est mort mais l’autre est resté encore là-bas. Il faut que nos amis qui sont restés à Korotoro soient libérés. Je cherche à me faire examiner parce que les conditions d’hygiène dans lesquelles nous étions détenus sont exécrables mais je n’ai pas de moyens.

Propos recueillis par Gaspard Boulaledé