“Je vais jouer le rôle de canal de la paix et de la réconciliation”

Alors qu’il dirigeait encore une réunion de son département de communication le 20 janvier dernier, le porte-parole du Front pour l’alternance et la concorde (Fact) à l’origine de la rupture constitutionnelle du Tchad, Kingabé Ougouzeimi De Tapol (Michelot Yogogombaye,nom qui n’existe plus dans ses documents officiels) foule la terre de ses ancêtres le 26 janvier 2022, après 30 ans d’exil. Il veut désormais être utilisé comme canal de la paix et de la réconciliation nationale. Interview.

  Vous étiez en exil depuis 30 ans. Quels sentiments ressentez-vous après avoir foulé le sol de vos ancêtres ?

Je ne savais même que dire quand j’étais descendu à l’aéroport. Un aéroport que quand je partais n’était pas comme cela, il y a eu beaucoup de changement. L’émotion est vive en même temps que la joie de retrouver les endroits qu’on connaît, les odeurs à quoi on est habitué. Les ruelles sur lesquelles on faisait de ballon en chiffon pour jouer ici à Moursal… Ce sont des choses qui ne s’effacent pas facilement. Donc, beaucoup d’émotions de joie. Mais il y a aussi beaucoup de choses qui me branchent à la tristesse. Car j’ai perdu beaucoup d’amis et des parents y compris ma mère qui sont morts sans que je puisse assister à leur enterrement. Ce sont des choses qui m’attristent au fur et à mesure que je m’approche de N’Djaména, et ce n’était pas facile. Mais quand on est à ce niveau de responsabilité, on doit savoir maîtriser ses émotions.

  Pourriez-vous parler de votre vécu en exil durant toutes ces années ?

Je me considère un peu comme le béni de Dieu parce que je me suis dit que dans la situation actuelle, je préfère moi mourir pour faire germer la vie qui est en mes enfants que j’ai emmenés avec moi en exil et qui ont tous réussi. C’est quelque chose de positif pour moi. C’est aussi positif pour moi dans la mesure où arrivé là-bas, j’ai repris une autre vie, j’ai fait des études théologiques et j’ai été ordonné pasteur de l’église officielle de Suisse. C’est pour la première fois qu’un noir est ordonné à ce niveau d’église et qui prend la responsabilité d’une paroisse en Europe, ce n’est arrivé qu’avec moi. Sans pour autant m’en glorifier, j’estime que cela fait partie des éléments de réussite qui ont contribué à maîtriser les tensions de la solitude, de la déception et de l’ampleur du manque de mon pays. J’ai eu à prêcher de bonnes paroles devant des gens et cela m’a donné de la satisfaction.

  Vous avez été reçu à la présidence le de la République le 1er février. Comment a été votre rencontre avec le Pcmt et de quoi avez-vous parlé ?

Je suis vraiment satisfait de ma rencontre avec le chef de l’État. C’est quelque chose qui a été mûrement réfléchi à partir de son discours du 11 août à l’occasion de la commémoration de l’indépendance qui été très bien rédigé. Face à un tel discours, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur le devenir ou les perspectives de notre pays. Je me suis dit que c’est l’occasion pour moi, le Seigneur a assez compté mes jours d’exil, donc je lui ai demandé sa grâce et de m’indiquer la voie à suivre désormais. Je me sens en train de venir être un canal de paix et de la réconciliation, de justice et de lutte contre l’impunité dans mon pays. Voici entre autres ce que j’ai eu à dire au président du Conseil militaire de transition qui m’a très bien accueilli et m’a aussi rassuré qu’il n’y a pas de contribution de trop, que toute contribution est la bienvenue et c’est pour cela que je suis satisfait de ma rencontre avec lui.

Maintenant, ça ne suffit pas de rentrer au pays, ni d’être reçu à la présidence. Il faut être honnête avec soi-même et contribuer à la reconstruction de la nation. Je reconnais que les autorités actuelles mènent une transition qui n’est pas facile, les difficultés qu’elles rencontrent sont énormes. C’est pourquoi, il faut leur accorder le bénéfice du doute et les aider à l’exécution de ce processus jusqu’au bout. C’est aussi dans cet esprit que j’ai répondu à quelques questions que les uns et les autres se sont posés légitimement à propos de mon retour. Je crois que le Tchad a beaucoup souffert et nous ne sommes pas des bêtes sauvages, encore faut-il le rappeler, le Tchad est le berceau de l’humanité. C’est à partir d’ici que la vie a été lancée et a atteint le monde, on ne peut donc pas comprendre que ce soient les tchadiens qui détruisent la vie par l’intermédiaire de la guerre. Dans la société humaine, il y a des guerres et des conflits divers, mais puisqu’on ne peut pas effacer cela, il faut se poser la question comment faire pour vivre avec cela. Il faut donc discuter, accepter de tuer une partie de moi, et que l’autre aussi accepte de tuer une partie de lui de manière à ce qu’au-delà du conflit, qu’on chemine ensemble. C’est ça aussi les raisons pour lesquelles je me sens quand même satisfait parce que j’ai trouvé une oreille attentive de la part du chef de l’État.

  Ce qui veut dire que vous faites désormais la paix avec le pouvoir en place ?

Sur ce point il n’y a aucun doute, oui je fais la paix avec le pouvoir en place. Je l’ai déjà apprécié à partir du discours du 11 août, il n’y a pas d’ambiguïté chez moi, il faut accorder le bénéfice du doute, qui ne risque rien, ne gagne rien. Je viens pour me mettre au service du processus du dialogue, je veux m’y impliquer pleinement pour sa réussite de manière à ce qu’on puisse tourner vraiment la page de la guerre et faire résonner les cloches de la paix. Une fois qu’on arrive à faire résonner les cloches de la paix, mon souhait est qu’il n’y ait plus des mains pour faire battre les tambours de la guerre. Et s’il se trouve qu’il y a quelques mains isolées de la guerre, on fera de sorte qu’elles soient inaudibles. C’est cela mon objectif maintenant.

  Soutiendrez-vous donc le Cmt?

Absolument oui. Si on pense que Kingabé peut apporter quelque chose d’utile, de positif, je me situe inexorablement aux côtés des autorités pour les aider à réussir cette transition. Je vais m’engager résolument et sans ambigüité aux côtés du Cmt et je le soutiens sans réserve dans ce processus de transition, pour autant qu’on fasse appel à moi.

  Vous étiez le porte-parole du Fact qui a mené les combats en avril 2021 au cours desquels le président de la République a trouvé la mort. Qu’est-ce qui peut expliquer votre retour au pays sans vos autres collaborateurs?

Dans la vie d’une nation si on veut aller de l’avant, il ne faut pas rappeler souvent le passé. Qu’il soit positif ou négatif, le passé ne permet pas d’avancer. Laissons tout ce qui est chargé du passé négatif et avançons. Je pense que c’est une décision individuelle et personnelle que j’assume pleinement avec tout ce que cela comporte comme risque. Maintenant pour ce qui est de mes anciens camarades, ça été dramatique pour eux dans la mesure où la nouvelle est tombée sur leurs têtes comme un coup de massue. Je peux comprendre leur déception, c’est pourquoi ils peuvent s’agiter et faire des déclarations par-ci par-là. Mais il ne m’appartient pas de leur dire je rentre donc rentrons tous. Chacun porte sa propre croix. Mais même étant ici, mon souci majeur est de les voir un jour prendre une décision responsable pour que tous ensemble, nous puissions parler d’autres choses et d’utiliser d’autres moyens pour régler nos problèmes au lieu de passer par la guerre. Parce qu’aujourd’hui dans ce monde, la victoire a plusieurs leviers qu’il ne suffit pas seulement d’avoir des armes lourdes pour gagner, mais il faut réunir et faire soulever tous ces leviers ensemble. On a essayé avec les armes et ça n’a pas donné, il faut donc se poser la question et arriver à changer de cap. Il n’y a pas de honte à reconnaître qu’on s’est trompé de chemin et que ce serait mieux de passer par la gauche ou la droite et non pas foncer tête baissée droit au mur. En ce moment, le Tchad a besoin de la paix et il faut qu’on obtienne ce qu’on veut par la discussion.

  Est-ce à cause de votre décision de rentrer au pays que vos anciens compagnons vous accusent de “haute trahison et d’intelligence avec l’ennemi”?

Justement, c’est pour cela. Parce que vous savez, même ma propre épouse n’est pas informée de mon arrivée. Je lui ai simplement dit que je voyage pour le Nigeria. Et, c’est seulement lors de notre escale au Nigeria que j’ai appelé quelques personnes à N’Djaména parce que nous devrions y arriver à 23 h 30 mn. Mais ce qui est fantastique est que malgré cette surprise, les officiels étaient à l’aéroport pour m’accueillir. Cela indique que les gens ont la volonté de faire venir ceux qui sont à l’extérieur pour contribuer à ce travail. Je comprends mes anciens camarades qui me taxent de traitre et d’intelligence avec l’ennemi. A leur place, je crois que j’agirais de la même façon, c’est l’émotion de la surprise. En effet, le 20 janvier dernier, je présidais encore une réunion de mon département de la communication. C’est donc le soir de cette date que ma décision de rentrer a été confirmée dans mon for intérieur. Et la violence de cette surprise peut faire que n’importe qui à leur place agirait de la même sorte. Je ne les condamne pas. Mais laissons le temps au temps. On va continuer par se parler et demain on peut se retrouver ensemble. Parce que j’imagine mal de les laisser là-bas et aller tout seul au banquet.

  Que comptez-vous faire ici sur place? Votre lutte pour la liberté et la justice est-elle terminée ?

Non, je crois que ça ne fait que commencer. Je rappelle que mon objectif principal et le rôle que je vais jouer, c’est d’être le canal de la paix et de la réconciliation dans mon pays. D’être utilisé comme canal de la justice, canal de lutte contre l’impunité dans mon pays. Je ne peux pas me taire face à une injustice, et justement on ne peut parler de paix et surtout celle-ci ne peut être digne de ce nom que si elle est fondée sur la justice. Ainsi, chercher à obtenir une paix permanente fondée sur la justice, où que je sois, c’est ça mon objectif. Je ne peux pas m’arrêter parce que je suis rentré, la lutte continue. Je suis là, d’accord. Mais je ne suis pas là pour que certaines pratiques puissent encore se perpétuer alors qu’on veut aller de l’avant. Là où je dois tenir un langage, ça doit être un langage de vérité, de dialogue, d’humilité mais aussi de franchise et surtout un langage d’unité.

  Comment appréciez-vous la conduite de la transition jusque-là ?

Vous savez, l’ancien président tchadien François Ngarta Tombalbaye disait que le Tchad est un véhicule au volant tordu qu’il faut un permis spécial pour le conduire. Il y a des choses qu’ils (Ndlr : les membres du Cmt) auraient dû mieux faire, mais il y a aussi des choses qu’ils ont réussi à bien faire. Le fait, ne serait-ce qu’ils affichent une certaine volonté est déjà quelque chose de positif. Mais il faut continuer à s’améliorer. Les scientifiques ont prouvé qu’un enfant tombe 700 fois avant de savoir marcher ou courir. Alors, il y a des chutes mais le plus important c’est de reconnaître qu’on a échoué dans tel ou tel aspect. Et d’être désormais à l’écoute parce qu’on organise le dialogue pour les Tchadiens. Ce n’est pas le dialogue des élites qui se retrouvent pour arrêter des formules de résolutions et recommandations politiquement correctes. L’œuvre humaine n’est jamais parfaite. Ce qu’il faut savoir c’est que l’erreur est humaine. Mais les erreurs ne sont pas humaines. Je souhaite que les autorités de transition persistent dans cette voie de pouvoir se remettre en cause et prendre le pool de l’aspiration du peuple parce que c’est pour lui qu’on organise le dialogue et non pour faire plaisir à qui que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur. Pour cela, il faut discuter pour qu’on trouve une solution commune, parce que tant qu’on se parle, on trouvera toujours de solution. A partir des faits observables, je constate qu’il y a une maîtrise de certaines choses, mais dans d’autres domaines assez importants, ça n’a pas encore été. Est-ce par mauvaise volonté ou par difficultés, je ne sais pas.

  Wakhit Tamma exige l’inégibilité de tous les membres des organes de la transition aux prochaines élections et la juste représentativité dans les instances de la transition. Ce sont des conditions pour leur participation au dialogue. Pensez-vous qu’ils ont tort de demander cela ?

Wakhit Tamma fait un travail formidable et fantastique. C’est cela qui fait la vivacité de la démocratie, et c’est une plateforme que j’apprécie énormément. Si Wakhit Tamma pose ces conditions, c’est qu’elle estime qu’en faisant cela, on peut arriver à quelque chose de politiquement juste pour le pays. C’est son opinion et en démocratie, vous poursuivez le même objectif mais avec des moyens différents. Donc, il faut un débat contradictoire. Il faut se rencontrer, mais jamais couper les liens. Il ne faut jamais pratiquer la politique de la chaise vide. Il faut discuter, convaincre et non vaincre.

Par ailleurs, au sortir de la 2ème guerre mondiale en 1945, la France était dans une situation très fragile et a vécu une transition qui a duré jusqu’en 1958. Et les principaux acteurs de cette transition se retrouvaient aussi candidats aux élections. Donc, le fait d’exiger qu’on inscrive de telles conditions dans une charte, je ne sais pas si politiquement et démocratiquement parlant est à un niveau élevé de la réflexion. Pour moi, le fait de prendre un engagement de ne pas être candidat aux élections n’est pas fondamental dans la vie d’une nation. Il faut que ce soit le dialogue national inclusif qui l’inscrive dans la charte.

Propos recueillis par Nadjidoumdé D. Florent