Éric Topona Mocnga, journaliste au programme francophone de la Deutsche Welle.
L’avènement des technologies de l’information et de la communication (Tic) et des réseaux sociaux, ces fameuses “autoroutes de l’information”, comme les a baptisées Al Gore (vice-président des États-Unis de 1993 à 2001), portait la promesse d’un monde où la liberté de savoir et de comprendre serait sans limites, la liberté d’expression aussi. Ce nouvel univers informationnel était d’autant plus célébré que le monde entier sortait de la bipolarisation est-ouest, une époque durant laquelle, même dans les pays reconnus comme démocratiques, il n’était guère permis de tout dire. Aux États-Unis par exemple, le maccarthysme au début des années 1950 (période de l’histoire américaine, connue également sous le nom de “Peur rouge” et qualifiée fréquemment de “chasse aux sorcières” traquait sans complaisance toute parole publique soupçonnée d’accointance avec l’idéologie communiste.
Avec le village planétaire des temps présents, la parole est absolument libre, la vérité côtoie le mensonge ; pis encore, lorsque, dans un jeu de rôle pervers, le mensonge ne se pare pas des oripeaux de la vérité. Aucune région du monde n’est épargnée.
L’Afrique encore plus, cible privilégiée des assauts de désinformation de la Russie, qui est en tête des puissances pourvoyeuses de fausses informations à l’endroit des populations africaines : “La Russie demeure le principal pourvoyeur de la désinformation en Afrique, parrainant 80 campagnes documentées, ciblant plus de 22 pays. Cela représente près de 40% de toutes les campagnes de désinformation en Afrique. Ces 80 campagnes ont touché plusieurs millions d’utilisateurs grâce à des dizaines de milliers de fausses pages et de faux messages coordonnés. L’utilisation agressive de la désinformation est l’un des piliers de l’utilisation par la Russie de canaux irréguliers pour gagner de l’influence en Afrique. La Russie a diffusé de la désinformation pour saper la démocratie dans au moins 19 pays africains, contribuant ainsi à son recul sur le continent [1].”
Désinformation croissante en Afrique
En Afrique, la pratique de la désinformation de masse a pris une ampleur singulière et est lourde de conséquences pour la stabilité des États et la cohésion des sociétés : “Les campagnes de désinformation ont été directement à l’origine de violences meurtrières, encouragées et validées par les coups d’État militaires ; elles ont réduit les membres de la société civile au silence et servi de paravent à la corruption et à l’exploitation. Cela a eu des conséquences concrètes sur les droits, les libertés et la sécurité des Africains. Cet assaut d’obscurcissements délibérés intervient alors que 300 millions d’Africains ont rejoint les médias sociaux au cours des sept dernières années. Le continent compte aujourd’hui plus de 400 millions d’utilisateurs actifs de médias sociaux et 600 millions d’internautes. Les Africains qui sont en ligne s’appuient sur les médias sociaux pour consommer des informations, et ce, à un taux parmi les plus élevés au monde. Les utilisateurs de médias sociaux au Nigéria et au Kenya sont les premiers au monde pour le nombre d’heures qu’ils y passent chaque jour. Ils sont simultanément les pays qui se déclarent les plus préoccupés par les informations fausses et trompeuses [2].”
Fake news
Par ailleurs, les processus électoraux sont l’objet d’intrusions massives d’agents étrangers au service de puissances étrangères qui ont pour objectif de préparer les opinions nationales et internationales à l’acceptation d’un résultat qui irait dans le sens de leurs intérêts géostratégiques. Ces pratiques de désinformation constituent en outre un danger pour les processus démocratiques en cours en Afrique subsaharienne, et pour les démocraties de manière globale, comme il est loisible de le constater dans la campagne en cours pour la présidentielle du 5 novembre aux États-Unis d’Amérique. Les téléspectateurs qui ont regardé le duel télévisé Kamala Harris-Donald Trump, le 11 septembre 2024, ont encore en mémoire la grossière contre-vérité de l’ancien président qui accusaient des immigrés haïtiens de s’offrir, comme repas, les animaux de compagnie de paisibles citoyens américains, notamment des chiens et des chats. Immédiatement, faisant usage du fact-checking en mondovision, le régulateur du débat a démenti cette fake news.
Malheureusement, le mal était déjà fait. Dans les jours qui ont suivi ces propos du candidat républicain, des immigrés haïtiens dans le Colorado ont été victimes d’agressions xénophobes.
Les coups d’État militaires en Afrique de l’Ouest n’échappent pas à cette démarche d’influence perverse orchestrée précisément par des agents russes de la désinformation, comme ce fut le cas au Niger : “Pendant le putsch, fin juillet, le chef du groupe Wagner (aujourd’hui Africa Corps), Evgueni Prigojine (mort le 23 août 2023 à Koujenkino) a salué les événements en publiant un message de soutien sur Telegram. Les réseaux liés à Wagner ont fait écho à Prigojine en acclamant le coup d’État, en encourageant la répression violente des manifestants pro-démocratie à Niamey et en exploitant la confusion pour présenter les événements comme anti-français et comme représentant une vague importante de soutien africain à une vision russe de l’ordre mondial. Les vérificateurs de faits ont indiqué avoir eu du mal à suivre le volume des fausses déclarations. L’effet était d’embrouiller et de paralyser les citoyens pour qu’ils ne réagissent pas [3].”
Sens des responsabilités des médias
Cet état des lieux, hautement préoccupant, des campagnes de désinformation massive dont l’Afrique est la cible, induit, pour le monde des médias en Afrique subsaharienne notamment, une responsabilité de premier plan. Il ne s’agit pas seulement, pour les organes de presse, de préserver leur crédibilité. Bien plus, par leur capacité à faire la distinction entre le bon grain et l’ivraie dans le flux d’informations diffusées à l’endroit de leurs pays, ils contribueront de manière décisive à la paix sociale, mais aussi à la sécurité nationale.
La vérification des faits, en anglais fact-checking, concerne principalement le monde du journalisme en raison de son rôle crucial dans l’information de masse. C’est aux États-Unis que naît cette approche de vérification des informations, qui concerne aussi bien l’exactitude des chiffres, des lieux, des faits et leurs auteurs, que les décisions prises.
Le fact-checking consiste, pour les médias en Afrique, à revenir à un journalisme des faits. Il en est du journalisme comme de la sociologie, telle que la définissait Émile Durkheim dans son ouvrage culte Les Règles de la méthode sociologique, à savoir la sacralité des faits.
De nombreux médias en Afrique ne consacrent quasiment pas de temps au sein de leurs rédactions à la vérification des faits, en raison, d’une part, de la quête effrénée de l’audience, d’autre part, de l’insuffisance des moyens professionnels, et ce, au détriment de la qualité de l’information. Or, comme le recommande le sociologue des médias Jean-Marie Charon : “Certaines contraintes font que l’on a beaucoup moins de temps pour vérifier et analyser. Créer un lieu dans la rédaction où quelques journalistes ont pour fonction de revenir sur des dossiers ou déclarations, faire en sorte qu’ils aient le temps de les travailler, des moyens et si possible une formation et une compétence qui les rendraient performants dans cette activité [4].”
S’il est un aspect de la vie publique en Afrique subsaharienne où le fact-checking doit prendre ses marques, c’est la sphère politique. Dans les médias audiovisuels, certains intervenants énoncent, non sans sidération pour des auditeurs ou des téléspectateurs avertis, des faits ou des chiffres inexacts, attribuent à leurs adversaires politiques des propos qui n’ont pas été les leurs, sans que le journaliste se sente obligé de rétablir la vérité.
Même s’il n’est pas possible, dans le cours de l’émission, d’instruire le public de la réalité des faits, il serait au moins possible pour l’émission suivante, dans une rubrique de quelques minutes consacrées au fact-checking, de préciser l’information exacte.
Plus préoccupant, certains acteurs politiques s’attribuent des faits d’armes qu’ils n’ont jamais réalisés. Cette propension à la désinformation connaît une inflation au moment des campagnes électorales, lorsque les acteurs politiques font feu de tout bois pour conquérir les suffrages des électeurs. Cette tendance, si courante dans les médias africains, est une menace pour la démocratie, en ce sens qu’elle fausse le jugement des électeurs et, par conséquent, la justesse de leur choix. Les agents de désinformation russes se sont engouffrés dans cette brèche, car ils savent que, dans la quasi-totalité des médias africains, il n’existe pas de service après-vente des nouvelles qui passent pour des informations.
Dans une étude intitulée Changer la façon de penser des lecteurs, deux spécialistes des médias, Lucas Graves et Tom Glaisyer, soulignent l’importance du fact-checking dans l’espace politique et pour l’intérêt et la construction de la sûreté de jugement du grand public : “En pointant du doigt les mensonges et parfois même la malhonnêteté des hommes politiques, les fact-checkeurs permettent aux lecteurs d’acquérir une vision plus critique de la parole politique, le fact-checking agit dans l’intérêt des lecteurs et des électeurs. Ensuite, cette pratique vise à changer la politique également ; à force de relever les mensonges des responsables politiques, ces derniers sont censés faire plus attention à ce qu’ils disent, à déclarer moins de chiffres et de faits inexacts […]. Le fact-checking aurait donc une visée moralisatrice dans la construction du discours politique [5].”
Enfin, nous ne saurions conclure cette réflexion sans nous intéresser aux conditions de travail des médias africains, qui sont les fers de lance de cette lutte contre la désinformation de masse. Il est important de sortir les médias africains de la précarité matérielle dans laquelle ils exercent leur mission d’information, parfois au péril de leurs vies, ou de la liberté de leur personnel.
Il est de l’intérêt de ces États, notamment africains, à travers les ministères de l’Information et/ou de la Communication, des organes de régulation de l’information, de doter ces organes de presse de moyens supplémentaires (même s’il existe dans beaucoup de pays, dont le Tchad, l’aide à la presse jugée par ailleurs insignifiante et insuffisante), afin qu’ils puissent véritablement remplir leurs tâches de sentinelles d’une information citoyenne et républicaine.
[1] Centre d’Études stratégiques de l’Afrique, Cartographie de la désinformation en Afrique, avril 2024
[2] Centre d’Études stratégiques de l’Afrique, Cartographie de la désinformation en Afrique, avril 2024
[3] Centre d’Études stratégiques de l’Afrique, Cartographe de la désinformation en Afrique, avril 2024
[4] “Le fact-checking ou la vérification des faits” in Le Fact-Checking, Une réponse à la crise de l’information et de la démocratie, Fondation pour l’innovation politique.
[5] Kevin Poireault, “Le fact-checking, nouveau genre journalistique ?”, mémoire de recherche “Communication, journalisme et médias” séminaire de journalisme 2013-2014, Sciences Po Rennes.